Suoni per il Popolo – Le sprint final (premier épisode)

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par Marc Chénard

Bon an, mal an, le festival Suoni per il Popolo s’est étalé pendant près de trois semaines ce mois-ci, clôturant sa dix-huitième édition le 18 juin dernier, à trois jours du solstice d’été. On invite les intéressés à lire quelques critiques de spectacles rédigés par notre collaborateur Paul Serralheiro, toutes accessibles en ligne sur la page anglaise de ce site.

Depuis son coup d’envoi en 2001, le festival persiste et signe en présentant un éventail de musiques que certains qualifieront d’éclectiques, la plupart situées en marge des courants de musiques dites populaires. Certes moins courues par les masses, elles ont su attirer un public suffisamment nombreux pour assurer sa survie dans le marché. Au fil des ans, le Suoni a non seulement réussi à fidéliser un tel public chez nous à Montréal, mais à le faire grossir aussi. Témoin de cet événement depuis sa première édition, je constate une progression certaine au niveau de la demande du public pour ces musiques que dans son offre. De nos jours, les musiciens travaillant aux confins des genres sont plus nombreux que jamais chez nous et le public suit aussi, les salles bien remplies du festival étant un bon indicateur de cet état de faits.

L’un des traits caractéristiques de cet événement consiste à jumeler au moins deux groupes dans un même programme,parfois trois lorsqu’il s’agit de solistes. Une telle politique n’est pas sans risque (ce qui relève bien sûr de la vision du festival), mais il arrive que certains jumelages ne soient pas des plus heureux. Parfois, on remarque un certain fossé entre les styles des ensembles se divisant une soirée, au point d’avoir une incompatibilité entre eux. Ce faisant, l’amateur de l’un ou de l’autre style ne trouve pas toujours son compte,se sentant ou bien obligé d’entendre quelque chose qui ne l’intéresse pas vraiment, ou bien de renoncer au spectacle entier. Dans les lignes qui suivent nous nous pencherons sur deux des quatre programmes entendus durant la dernière semaine du festival, ceux-ci ayant un dénominateur commun, soit la musique improvisée empreinte d’une tradition du jazz. Un second volet suivra sous peu, consacré aux deux autres concerts vus dans les derniers jours du festival.

Premier programme (Sala Rossa, mercredi 13 juin) : Duo Sylvie Courvoisier et Mark Feldman suivi du trio Taborn-Rasmussen-Smith

Photo: S. Sutter

Bénéficiant désormais d’un magnifique piano de concert Steinway de plus de deux mètres dans sa principale salle, le festival dispose depuis peu d’un atout qui lui permettra d’attirer des artistes plus exigeants. Deux pianistes de premier plan dans l’arène du jazz contemporain ont certainement été très bien servis en cette soirée, l’un et l’autre n’ayant rien à redire après leurs prestations. En ouverture, Sylvie Courvoisier a partagé la scène avec son conjoint et premier partenaire musical, le violoniste Mark Feldman. Collaboration exemplaire qui se poursuit depuis vingt ans déjà, ce duo compte plusieurs disques à son actif, la plupart pour l’étiquette suisse Intakt Records. Il y a beaucoup à dire en faveur de musiciens qui travaillent ensemble depuis longtemps, ce couple étant un modèle à cet égard. Ils ont interprété quatre longues pièces fort recherchées, une du violoniste, les autres de la pianiste, dont une nouvelle suite en cinq parties créée l’an dernier (Time Gone Out) occupant la première moitié de leur récital de près d’une heure. Les exigences sont hautes, autant dans l’éxécution des compositions aux métriques changeantes, que dans la manière de négocier les passages écrits et improvisés. De bout en bout, les deux ont été à la hauteur de leurs ambitions, enfilant les passages les plus difficiles avec une aisance désarmante. Les applaudissements de la salle archicomble étaient tout à fait justifiés, les spectateurs rivés sur place, celui-ci compris.

Photo: P. Langlois

S’il n’y avait vraiment rien à redire sur cette première partie, la seconde en revanche nous plaçait devant le contraste entre une collaboration de longue date et d’une autre toute nouvelle. Il ne faisait aucun doute que le trio en question en était à sa première sortie, ou une de ses toutes premières. En l’absence de matériaux prédéterminés, des improvisateurs doivent jeter des ponts entre eux dans le but de créer une musique ensemble. Dans un tel contexte, il y a inévitablement une période où la machine tourne à vide, un peu comme un chauffeur qui tente, parfois tant bien que mal, d’embrayer le moteur de son véhicule. Les deux Américains, le pianiste Craig Taborn et le batteur Ches Smith, ainsi que la Danoise Mette Rasmussen au saxo alto, donnaient cette impression. Obéissants à une esthétique de free-jazz, disons classique, les musiciens se sont lancés d’abord à corps perdu, jouant plus vite, plus haut et plus fort, sans établir de vrais rapports entre eux. Une fois leurs défoulements passés, ils ont commencé peu à peu à se retrouver, donnant graduellement un certain contour harmonique et mélodique à leurs excursions. On remarqua du reste une certaine désaffectation du public qui quittait la salle, à l’encontre de la première partie où les spectateurs étaient pendus jusqu’à la dernière note. Bien qu’il soit l’une des plus solides pointures dans le domaine, Taborn était bien en dessous de sa forme, aspergeant sans dessein précis des grappes sonores disjointes sur son clavier. Le batteur, pour sa part, était tout aussi brouillon, privilégiant des gestes nerveux et bruyants, dénués de quelque pulsation rythmique. La saxophoniste, enfin, se démarquait quand même pou sa sonorité ample et tranchante, mais se démenait comme une diablesse dans l’eau bénite, son discours évoluant à part des autres, sans liens réels. Si la sauce a fini par prendre, ce n’était qu’en fin de parcours, au moment où les musiciens se sont tus. Trop peu, trop tard, hélas ! Un coup dans l’eau, dira-t-on.

Second programme (14 juin, La Vitrola) : Sick Boss Löve suivi du Revival Orchestra

S’il y avait une certaine parenté entre les deux groupes de la veille, les ensembles présentés le lendemain n’avaient que très peu de choses en commun, outre deux musiciens. En première partie, quatre jeunes talents, dont deux de Suède, occupèrent la scène. Entourée d’un batteur, bassiste électrique et guitariste, la saxophoniste ténor et chanteuse Lisan Rylander Löve semblait être la tête d’affiche de ce groupe portant son nom. Question style, ce quartette s’inscrit dans une certaine tradition de jazz rock, ou fusion si vous voulez, style qui place moins l’accent sur les interventions solistes que sur le son de groupe. Fidèle à cette esthétique, la musique était puissante d’un point de vue dynamique, laissant peu de répits aux auditeurs. Il y avait également une certaine couleur nordique dans leur musique, empreinte d’harmonies ouvertes et assez statiques. La saxophoniste a tout de même su trouver sa place dans cette musique fortement électrifiée. Au lieu de nous livrer des torrents de notes au saxophone, elle jouait des phrases plus courtes tout en souffant plus fort dans son instrument pour être mieux entendue. Une prestation fort louable… dans le genre.

Revival Orchestra / Photo: P. Langlois

Après l’entracte, cette musicienne remonta sur scène avec son bassiste, lequel joua de la contrebasse dans une toute autre proposition musicale que la première. En effet, un orchestre de treize musiciens (le Revival Orchestra), placé sous la direction d’un ex-Montréalais travaillant désormais à Toronto (le saxo ténor et clarinettiste Ted Crosby), s’est attaqué à une œuvre canonique du jazz, soit le Far East Suite de Duke Ellington. La reprise d’une telle œuvre d’un passé si lointain (1966, pour être précis) pourrait étonner, pour ne pas dire détoner dans le cadre d’un événement comme celui-ci. Nul doute, il y avait de quoi se poser des questions quant au traitement réservée à cette suite elingtonienne. La formation comprenait trompettes (trois), trombone (un seul), anches (trois), basse, batterie, un violon, mais pas de piano (remplacé par deux guitares), donc une instrumentation distincte de l’originale… fort heureusement. Quant à ce choix de répertoire, le chef de groupe a expliqué entre deux morceaux qu’il s’agissait de l’une des œuvres qu’il admire le plus dans le canon du jazz. Tout simplement. Respectant la séquence des morceaux de la version d’origine, l’orchestre l’a certainement transformée, ouvrant les formes et les structures harmoniques à une plus grande liberté, autant dans l’interprétation des thèmes que dans les improvisations. Respectant le swing par moments — soutenu avec aplomb par la percussionniste vancouvéroise Milli Hong — l’orchestre pouvait s’en dégager et flotter hors tempo dans un terrain sonore plus abstrait. Alors que certains thèmes étaient clairement énoncés (Tourist Point of ViewAd Lib on Nippon), d’autres surgissaient plus furtivement (IsfahanAgra). Dans l’ensemble, Crosby a vraiment réussi son pari, soit de décliner la musique d’Ellington au temps présent tout en conservant son essence et sa saveur quelque peu exotique. Du même coup, cette tentative démontre jusqu’à quel point la musique du Maestro est encore moderne, et ce, plus de quarante ans après sa mort.

À suivre

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A propos de l'auteur

* Marc Chénard est rédacteur responsable de la section jazz du magazine depuis 2000. Il est journaliste de carrière spécialisé en jazz et en musiques improvisées depuis 35 ans. Ses écrits ont été publiés en anglais, français et allemand dans sept différents pays. *Marc Chénard has been the jazz editor of this publication since year 2000. He is a dedicated writer in the fields of jazz and improvised music for about 35 years. His writings have appeared in English, French and German in seven different countries.

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