Le Met Opera hanté dans son silence par le diable et les détails

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La sentinelle sur la scène silencieuse du Met Opera n’a jamais brûlé avec autant de constance et si longtemps. Même durant la pandémie de grippe espagnole en 1918, le Met − comme pratiquement tous les autres théâtres de New York − a poursuivi ses activités.

Il y a eu mort d’homme sur la scène du Met (la représentation a continué), il y a eu un ­suicide dans le public (qui a interrompu le cours des choses ce jour-là), et même une étrange aspersion de cendres humaines dans la fosse d’orchestre (provoquant l’annulation d’une demi-matinée en plus du spectacle le soir même). Mais dans l’ensemble, les saisons du Met se sont déroulées régulièrement dans toute leur majestueuse grandeur chaque année depuis 1883.

Puis vint 2020

Ned Hanlon − membre du chœur du Met et président de son comité de négociation pour les travailleurs-ses − se souvient d’avoir été en répétition le 12 mars de l’année dernière lorsque l’annonce a été faite : compte tenu de la menace croissante de COVID-19, toutes les opérations du Met étaient suspendues. Tout le personnel devait quitter le bâtiment immédiatement. La représentation de La Cenerentola ce soir-là a été la première touchée. Des ­centaines de représentations de près de deux douzaines d’autres opéras ont suivi.

Naturellement, on ignorait à l’époque ­combien de temps durerait le silence, mais personne n’anticipait une pause de 13 mois et plus.

La vraie surprise est venue lorsque la pandémie est devenue un prédicat à la rupture des contrats syndicaux. Au milieu de l’austérité, le Met a insisté sur un retour à la case départ de ses relations avec tous ses syndiqués.

Les principaux syndicats avaient tous des contrats en vigueur à l’époque, « mais notre clause de force majeure mentionnait ­spécifiquement les pandémies », dit Hanlon à propos du contrat du Met avec l’AGMA (la Guilde américaine des artistes musicaux, qui représente le chœur, les danseurs et plusieurs autres groupes). Il en va de même pour les ­contrats avec le Local 802 (représentant les membres de l’orchestre du Met) et Local One (le syndicat affilié à l’IATSE des techniciens-nes de scène et d’arrière-scène). Et, alors que les cotisations des employeurs pour les prestations de santé des interprètes et des musiciens ont été maintenues, tous les salaires des syndicats ont été suspendus à compter du 1er avril 2020.

Le directeur général du Met, Peter Gelb, a proposé un retour partiel des salaires si les syndicats acceptaient une renégociation immédiate et à long terme des contrats. Sa proposition appelait à une réduction initiale de 30 % des salaires (bien que le syndicat des techniciens de scène affirme que les avocats du Met leur ont récemment envoyé un ­nouveau calcul par courrier électronique, alléguant que, lorsque tous les petits caractères sont pris en compte, les réductions ne représentent en réalité que 21 %, tandis que le syndicat des musiciens affirme que, tout compte fait, les réductions se rapprochent de 40 %), un gel de cinq ans de ce nouveau salaire réduit et une éventuelle augmentation jusqu’à 85 % des taux d’origine à une date incertaine, lorsque les recettes au ­box-office rejoindraient de nouveau les chiffres prépandémiques.

Aucun des syndicats n’a accepté

Adam Krauthamer, président du syndicat des musiciens du Local 802, décrit les coupes proposées comme étant destructrices et draconiennes. « Il faudrait pratiquement 25 ans à l’orchestre pour revenir au salaire pré-COVID. »

Les trois gros joueurs

Le contrat de Local One était en cours de ­renégociation à la fin de juillet 2020 de toute façon, mais ceux du Local 802 et de l’AGMA restent en vigueur jusqu’en juillet 2021. Néanmoins, poussé par la perspective de récupérer des revenus pendant la fermeture, chaque syndicat a également émis des contre-propositions ainsi que des suggestions sur la façon dont le Met pourrait réduire les coûts grâce à une efficacité accrue.

« La nôtre était significative, déclare James Claffey à propos de l’offre de Local One, et a été tout simplement rejetée. »

« Ils n’ont jamais répondu aux propositions de concession que nous leur avons faites, renchérit Krauthamer à propos de l’offre du Local 802. Pas une fois. »

Les tensions se sont intensifiées durant l’automne, culminant avec le tristement célèbre lock-out, le 8 décembre, des techniciens de la scène ayant perdu leurs contrats.

Les griefs abondent, avec des points douloureux qui incluent la sous-traitance par Gelb de la construction de décors à des entreprises non syndiquées en Californie et au Royaume-Uni; le parrainage par le Met de divers événements de collecte de fonds pour 2020 (comme son récital fastueux de la Saint-Sylvestre diffusé depuis l’Europe) sans la ­participation ou la compensation des membres du syndicat, et les revenus élevés que le Met a tirés des diffusions à la carte des précédents enregistrements Live in HD Met − encore une fois, sans rémunération du syndicat.

Écoutez-moi

Mais les désaccords concernant les contrats au Met n’ont rien de nouveau. Aussi récemment qu’en 2014, un différend fondé sur une proposition de réduction de salaire de 10 % a donné naissance aux très publiques offensives syndicales « Save the Met! ». Les observateurs du Met peuvent donc être tentés de dire qu’ils ont déjà vu la scène.

La situation est-elle plus grave cette fois ? On peut dire que oui, mais uniquement parce qu’il s’agit d’une catastrophe de portée presque universelle.

Avant la pandémie, on estimait que les musiciens du Met recevaient en moyenne un salaire d’environ 3000 dollars par semaine. Les membres du chœur ont gagné dans les mêmes eaux.

On dit que les 350 techniciens de scène du Met gagnent en moyenne plus de 200 000 $US par an chacun (certains beaucoup plus), bien que le président de Local One, Claffey, se fait un point d’honneur de raconter les longues heures, le travail pénible, les vacances manquées et la vie de famille très affectée (y compris les « innombrables » divorces) qu’implique le travail.

« Nous n’allons pas nous excuser pour cet argent, dit Claffey. Ils méritent amplement chaque cent. »

Pourtant, comme Gelb lui-même l’a souligné avec une franchise déconcertante dans un message enregistré sur la pandémie en septembre dernier : « Regardez autour de vous et vous verrez d’innombrables entreprises en faillite et des millions de personnes au chômage, sans aucune aide en vue. »

Vrai. Alors, les employés d’opéra méritent-ils une protection spéciale contre les vicissitudes de l’histoire naturelle ?

Le passé comme prologue

Le Met a inauguré sa maison d’origine en 1883 avec un événement gala du Faust de Gounod. Son transfert en 1966 vers les immenses ­cavités de 3800 places du Lincoln Center a été marqué par une production proportionnellement grandiose sinon lourde d’Antoine et Cléopâtre de Barber. Le Met est la plus grande compagnie d’opéra − et salle − au monde. Ainsi, tout ce qui concerne son fonctionnement, sa solvabilité et ses perspectives à long terme ne se laisse pas facilement comparer.

Peut-on supposer une sorte de marché faustien qui a permis la mise en fonction du Met dès sa création ? La taille compte, et la pandémie de COVID-19 révèle peut-être à quel point l’énormité est sinistrement liée au destin − le marqueur génétique d’une inquiétante comorbidité institutionnelle.

Le principe de Peter

Gelb n’est que le dernier signataire du marché déterminant l’existence du Met, mais un légataire pleinement méritant. Habitué du Met de longue date − il y a débuté à l’adolescence −, Gelb a pris la barre en 2006 après une carrière de haut niveau dans le secteur ­commercial qui comprenait la fondation de l’aile des médias technologiques de la désormais dissoute Columbia Artists Management.

Décrit suivant des sources comme un ­aventurier, un visionnaire, un joueur et un dépensier, Gelb a connu son lot de triomphes et d’échecs. Parmi les points forts, citons le Porgy and Bess du Met en 2019 et son ­adaptation d’Akhnaten de Philip Glass la même année. Les ratés incluent l’âcre Death of Klinghoffer d’Adams et Goodman, en 2014 – où la priorité fut accordée à la controverse plus qu’à la qualité. Il y a eu de sinistres révélations d’inconduite sexuelle interne (Levine, Domingo), mais aussi les glorieuses innovations technologiques et artistiques de « The Met Live in HD » − une véritable nouvelle forme d’art sui generis.

« De mon point de vue, l’art peut être à la fois un succès commercial et artistique », a déclaré Gelb au New York Times. Il a testé ce principe − pour le meilleur ou pour le pire − à plusieurs reprises au Met.

« Il veut préparer son legs, déclare Claffey. Nous lui en reconnaissons le mérite. Mais cela ne veut pas dire qu’il peut venir nous voir et dire : ‘’Désolé, j’ai perdu plusieurs millions de dollars. Je vais devoir vous les prendre.’’ »

Jeu de société

Mais Gelb n’est pas propriétaire unique. Il semble bénéficier du solide soutien de son conseil d’administration, qui a récemment renouvelé son contrat jusqu’en 2027, bien avant la date prévue de son évaluation. Il a refusé de prendre toute compensation ­personnelle depuis le début de la pandémie; mais le sentiment persiste parmi les dirigeants syndicaux qu’il exploite la crise cyniquement pour obtenir des concessions contractuelles qu’il ne pourrait pas obtenir autrement.

« Nous voulons absolument négocier avec le Met, déclare Krauthamer, mais nous ne participerons pas à l’évidement de notre contrat. »

Chacun des syndicats a parrainé des initiatives de financement et de soutien pour ses membres pendant la période d’interruption des activités. Et, alors que des spectateurs influents comme le directeur musical du Chicago Symphony Orchestra Riccardo Muti et le chef de l’Orchestre philharmonique de Vienne Daniel Froschauer ont publié des ­lettres ouvertes déplorant le manque de ­soutien du Met pour les artistes en arrêt de travail, le directeur musical du Met, maestro Yannick Nézet-Séguin, s’est personnellement engagé à contribuer à l’aide financière offerte aux orchestres et aux chœurs par un don ­personnel de 50 000 $.

En contraste, les gestes philanthropiques au sein du conseil d’administration se sont caractérisés par une parcimonie drôlement généralisée.

« Un ou deux membres du conseil ­d’administration du Met ont été extrêmement généreux, dit Hanlon, ajoutant cependant que cette largesse n’est pas répandue. Quant à savoir pourquoi, je ne veux pas faire de ­suppositions. »

« Je sais que les membres du conseil sont incroyablement solidaires de l’orchestre, déclare Krauthamer. Il y a donc un décalage entre cette position et la proposition que Gelb a faite. »

Tutti a tavola

Le dernier stratagème de Gelb a été d’offrir aux travailleurs syndiqués une « indemnité transitoire » de 1543 $ par semaine (moins tout montant reçu par l’assurance chômage) pendant au moins huit semaines si les leaders se présentent au moins à la table de négociation. Il semble y avoir une certaine avancée, au moins en partie, suivant une relation étrange entre la mémoire institutionnelle de chaque syndicat et sa volonté d’agir.

AGMA (le plus jeune des trois principaux syndicats, fondé en 1936) a entamé des ­pourparlers le premier, le 8 février. Le Local 802, dont l’histoire remonte au début du XXe siècle, a emboîté le pas à la Saint-Patrick.

Local One, dont la naissance au XIXe siècle le rend presque contemporain du Met, n’a cependant pas encore dialogué.

« Telle a toujours été la position du Met, dit Claffey, il suffit d’avoir un des trois grands joueurs pour conclure un accord et les autres suivront. » Mais aucune avancée dans les négociations n’a été signalée à ce jour. (L’AGMA affirme que leurs discussions ont davantage tourné autour des questions ­d’inclusion et d’égalité que de salaire net.)

Est-ce l’argent ?

Aussi exaltantes que puissent être les discussions sur l’argent, on sent qu’il y a quelque chose de plus en jeu ici. Une affection plus profonde, poignante et aliénante. Un désir de reconnaissance. Une demande de respect de base.

« On développe un sens de camaraderie et de familiarité, déclare Aaron White, un vétéran de l’entreprise du Met cumulant près de 30 ans d’expérience. Et ce qui est malheureux avec M. Gelb, c’est qu’il vient rompre ces liens. Son ­attitude envers ses employés a été dédaigneuse et cela nous va droit au cœur. »

Les personnalités de longue date du Met expriment cependant une nostalgie chaleureuse pour la touche personnelle de Joseph Volpe, le prédécesseur de Gelb à la direction générale.

« Joe Volpe a commencé comme apprenti, dit White. Il a compris le fonctionnement de l’établissement, ce qui, selon nous, ne se reflète pas dans la façon dont M. Gelb le dirige. »

« Joe était juste, dit Claffey. Il savait à quel point tous étaient éprouvés − et il savait quand nous voulions le secouer à la table de négociation. »

Une conversation avec Joe

Contacté pour commenter, Volpe, qui est maintenant directeur général du Sarasota Ballet, a déclaré n’avoir aucune connaissance interne des négociations en cours au Met, mais a concédé : « Évidemment, pour le bien de tous, j’espère que des accords seront ­conclus. Il y aura une nouvelle normalité, mais je ne sais pas ce que ce sera à ce stade. »

À propos de sa propre approche face aux bouleversements financiers de la pandémie, Volpe explique : « Nous venons de prolonger d’un an le contrat existant. Grâce à la générosité de nos donateurs, nous avons pu maintenir le salaire de nos danseurs à 75 % du taux contractuel. »

Volpe a spéculé sur la perspective d’une injection d’argent de la part du gouvernement pour aider le Met.

« Il va y avoir une nouvelle subvention ­possible début avril, dit-il, qui pourrait fournir jusqu’à 10 millions de dollars à des salles ayant fermé leurs portes, il y a donc un peu d’espoir là aussi. »

Volpe n’a pas participé à la sélection de Gelb comme son successeur en 2005/2006.

« Cela a été entièrement fait par le conseil d’administration, dit-il. Je n’étais pas du tout impliqué. »

Toutefois, il est intéressant de noter que lors de la première série de négociations syndicales importantes menées par M. Gelb en 2010, il a engagé M. Volpe pour négocier à sa place.

Tous ensemble maintenant

Peter Gelb cite avec tendresse son père, ­l’ancien rédacteur en chef du New York Times Arthur Gelb, qui disait : « Recevoir des ­critiques de toute part indique généralement que vous faites quelque chose de bien. »

Ou est-ce que cela indique quelque chose d’autre ? Derrière leur apparente opposition, Gelb et les syndicats sont peut-être dans une ­situation plus similaire qu’ils ne le pensent, tous acteurs de l’éminente culture vieille école du Met.

Les compagnies d’opéra qui ont le mieux réussi au cours de la dernière année ont été celles de taille modeste ayant eu recours à des stratégies agiles. Alors que le Met reste dans le noir, le San Diego Opera a monté La bohème dans un stationnement de ciné-parc. Le Palm Beach Opera a produit La Flûte enchantée en extérieur; le Glimmerglass Festival construit des parterres extérieurs pour les représentations de cet été sur sa vaste pelouse au bord du lac à Cooperstown, N.Y.

Tout cela n’est pas dû à une simple ingéniosité logistique. C’est une congruence astucieuse avec le changement culturel. « Une réponse étonnante, créative et entrepreneuriale », selon les mots de Marc Scorca, président d’Opera America. Rester en contact avec les publics actuels et en découvrir de nouveaux. »

Le Met revendique la monumentalité, la préséance historique, l’immobilier impressionnant et l’acoustique exquise. Mais ­comment tout cela s’arrime-t-il avec un ­nouvel environnement de virtualité, ­d’atemporalité et de prolifération, nourrie par les ­algorithmes, des choix de divertissement (sans parler des impératifs de la culture « woke », de la culture du bannissement et de « l’équité » des sexes et des races) ?

« J’essaie d’encourager les gens à faire très attention à la façon dont ils reprennent leurs activités, dit Scorca. Le moyen le plus simple est de recommencer à le faire comme nous l’avons fait. Le plus difficile est de se demander : “Qu’est-ce que nous voulons vraiment faire ?” »

De l’autre côté des négociations de travail, il y a l’aube des vaccinations de masse, de ­l’immunité collective et de la réactivation du pouls culturel mondial. L’avenir appartient-il au Metropolitan Opera ? La réduction des coûts et la révision des règles de travail ­suffiront-elles lorsque le marché faustien post-pandémique arrivera à échéance ?

Seul le diable le sait.

Traduction par Andréanne Venne

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A propos de l'auteur

Charles Geyer is a director, producer, composer, playwright, actor, singer, and freelance writer based in New York City. He directed the Evelyn La Quaif Norma for Verismo Opera Association of New Jersey, and the New York premiere of Ray Bradbury’s opera adaptation of Fahrenheit 451. His cabaret musical on the life of silent screen siren Louise Brooks played to acclaim in L.A. He has appeared on Broadway, off-Broadway and regionally. He is an alum of the Commercial Theatre Institute and was on the board of the American National Theatre. He is a graduate of Yale University and attended Harvard's Institute for Advanced Theatre Training. He can be contacted here.

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