Emily D’Angelo : prendre l’opéra comique au sérieux

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« Au centre de l’histoire se trouve une jeune fille enfermée dans la maison d’un homme. » C’est ainsi que la mezzo-soprano canadienne Emily D’Angelo décrit la situation difficile dans laquelle se trouve Rosina, l’héroïne assiégée du Barbier de Séville de Gioachino Rossini. « Ce n’est vraiment pas amusant en soi. D’où la délicatesse de ma tâche : comment justifier le comique alors qu’il se passe quelque chose d’aussi grave ? »

D’Angelo est prodigue en observations tranchées et en considérations sur son rôle, elle qui doit jouer dans la production du Barbier de la Canadian Opera Company, du 19 janvier au 7 février 2020.

Mais la question posée plus haut est aussi représentative du genre de sérieux analytique concernant la musique, l’art et le théâtre qu’on retrouve dans chaque conversation avec cette jeune chanteuse aussi réfléchie qu’accomplie, qui a vu sa carrière s’accélérer à une vitesse vertigineuse au cours des trois dernières années.

Originaire de Toronto, D’Angelo a étudié à l’Université de Toronto et a été membre de l’Ensemble Studio de la Canadian Opera Company. Elle a été deux fois membre du Steans Music Institute du Festival Ravinia et a également accumulé de nombreuses bourses et remporté de nombreux concours durant sa formation.

Le parcours de D’Angelo a vraiment pris son envol lorsqu’elle s’est classée parmi les cinq grands gagnants des auditions du Conseil national du Metropolitan Opera en 2016. Elle a fait ses débuts professionnels à l’opéra la même année au Festival de Spolète (en tant que Cherubino dans Le nozze di Figaro) et a chanté trois autres rôles au Met. D’Angelo a également remporté de nombreux autres prix et récompenses, dont un premier prix au Concours international de voix Gerda Lissner 2017 et un second prix dans le volet aria du CMIM 2018, le tout couronné de plusieurs autres victoires : meilleure chanteuse au concours Operalia de Placido Domingo 2018, le prix Zarzuela et le prix Birgit Nilsson.

« C’est formidable pour moi, déclare D’Angelo à propos du concours très médiatisé d’Operalia. C’est une scène internationale. On est entendus par beaucoup de monde. » Puis, avec une modestie caractéristique qui dissimule la férocité dont elle fait preuve dans ses interprétations (on n’a qu’à penser à son remarquable Dopo notte, atra e funesta de l’Ariodante de Haendel, dirigé par Domingo au concours Operalia et accessible en ligne), D’Angelo évite les commentaires sur sa personne pour se concentrer sur les bienfaits et l’importance des concours.

Gagnant-gagnant

« Les concours attirent de nouveaux publics, explique D’Angelo, et font connaître de nouveaux artistes au moyen de la diffusion en direct. Suivre le déroulement d’un concours sur son ordinateur ou à la télévision est une expérience intéressante pour le public. C’est comme American Idol ou America’s Got Talent. Ça captive le spectateur, lui fait apprécier l’opéra et lui donne envie d’aller en voir un véritablement. »

« Mais pour ce qui est de ma trajectoire professionnelle, ajoute D’Angelo, c’est difficile à dire. Rien n’arrive du jour au lendemain. »

Entendu. Mais qu’il s’agisse de la progression continue et graduelle d’une jeune musicienne précoce (D’Angelo a commencé à chanter à trois ans et étudie assidûment le violoncelle depuis le secondaire) jusqu’à la célébrité internationale en tant qu’artiste émergente ou d’une explosion soudaine dans le paysage musical, il est intéressant de constater que le rôle de Rosina a suivi D’Angelo tout au long de son développement. Tout d’abord, c’est une aria de Rosina qui a permis à D’Angelo d’être acceptée dans le prestigieux programme pour les jeunes artistes Lindemann du Metropolitan Opera.

« Et pour la Canadian Opera Company aussi », fait tout de suite remarquer D’Angelo, car Una voce poco fa était l’une de ses arias d’audition pour l’Ensemble Studio de la COC. Cela rend le prochain rôle de D’Angelo dans la COC d’autant plus gratifiant pour elle. « La boucle est bouclée », commente-t-elle.

Mais le rôle de Rosina est entremêlé avec le vécu de D’Angelo depuis beaucoup plus longtemps, et le directeur de la production de la COC – le célèbre auteur espagnol Joan Font (que D’Angelo n’a pas encore rencontré) – trouvera sans doute chez la mezzo-soprano débutante une source riche d’idées et de points de vue.

Devenir Rosina

« D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours connu Una voce, explique D’Angelo. En effet, dans son enfance, elle écoutait des enregistrements de l’aria de Cecilia Bartoli – une des idoles en chant de D’Angelo. « Mais, remarque D’Angelo, la popularité de cette aria provient principalement de ses fioritures si étonnantes et délicates, plutôt que de quelque conception psychologique qu’on pourrait avoir du personnage a priori. »

« C’est un passage qui perd son contexte, explique D’Angelo à propos de l’impression que donne si souvent l’aria d’être une pièce autonome, distincte. Le développement du contexte a donc été une étape importante pour moi. » Ainsi, lorsqu’elle a commencé à analyser le personnage et à établir une relation avec Rosina durant ses études, D’Angelo a plutôt choisi la scène plus complexe de la leçon de chant. « Je pensais que ce serait une meilleure façon de plonger dans l’intrigue. »

Le résultat ? « Je savais qu’elle était drôle, raconte D’Angelo à propos de son exploration du rôle. Je savais qu’elle était très intelligente et divertissante. Et je savais que c’était une chanteuse. » C’est seulement après avoir exploré plus avant ces découvertes générales que D’Angelo a été en mesure d’avoir du recul et d’accéder plus profondément à l’esprit derrière Una voce poco fa.

« Que dit-elle vraiment ? demande D’Angelo. Je viens d’entendre une voix. Est-elle amoureuse ? Elle sonne plutôt amoureuse et sensuelle, mais vous vous rendez compte ensuite qu’elle élabore un plan – un plan pour se sortir de là. J’ai comblé les vides en apprenant le rôle, en approfondissant le sujet, en voyant comment ce plan évoluait et ce qu’il y a de terrible dans le scénario en soi. »

La longue cohabitation de D’Angelo avec Rosina et sa situation critique ont porté leurs fruits dans sa première interprétation du rôle sur scène en 2018, au Festival Glimmerglass, dans une production très allègre du Barbier inspirée de la commedia dell’arte dirigée par la directrice artistique et exécutive du festival, Francesca Zambello.

« J’adore Francesca, déclare D’Angelo. Elle est l’une des personnes les plus extraordinaires que je connaisse. J’étais si heureuse de travailler avec elle. C’est une production très ingénieuse que nous avons créée. » Dans une critique de cette production, D’Angelo était décrite comme « une soubrette délicate à la voix onctueuse et croustillante et au comique incontestable ».

Mais le riche élément comique, comme on l’apprend vite en parlant avec D’Angelo, est en réalité le délicieux sous-produit d’une étude sérieuse et concentrée des dures réalités du personnage. « Ce qui a été intéressant dans mon travail sur cette pièce, explique D’Angelo, ç’a été de trouver comment je peux justifier le comique quand il se passe quelque chose d’aussi grave. Je pense que le fait d’être honnête quant à tous les moments et à tous les aspects de l’histoire peut être très amusant aussi. »

Aspects techniques

En plus de sa fidélité à la vérité et du plaisir évident qu’elle prend dans le processus de construction du personnage, D’Angelo est un oracle éloquent sur les questions techniques du chant. Invitée, par exemple, à expliquer dans sa prose artisane la poétique flamboyante des fioritures féminines, D’Angelo propose un mini-cours de maître.

C’est compliqué, commence-t-elle par avouer diplomatiquement, faisant référence au mystère que peut y voir une personne non initiée. « C’est en grande partie technique, mais ça demande aussi une compréhension très profonde de la musique et de ce qu’on veut faire. Personnellement, je ne peux pratiquement pas chanter, avec la colorature, avant de connaître exactement les notes. Je l’apprends dans ma tête pour que mon cerveau sache exactement ce qu’il veut faire, puis j’apprends à ma voix à le faire. Si je ne connais pas d’abord les notes, cela engendre de mauvaises habitudes. J’ai été également violoncelliste et le simple fait de pratiquer ces passages rapides m’a donné une certaine expérience de la façon dont tout cela s’imprègne dans la mémoire musculaire. C’est, il faut le dire, un processus. On doit vraiment travailler – même si cela rend dingue, on doit le faire. »

Pour aborder un cas plus spécifique, D’Angelo a-t-elle une compréhension particulière des effets pyrotechniques étonnants de sa très chère Cecilia Bartoli ?

« Eh bien, c’est un génie, précise d’emblée D’Angelo. Une machine technique et une musicienne extraordinaire. Je pourrais vous dire que ses cordes vocales se rejoignent si rapidement et si efficacement qu’elle a réussi à maîtriser parfaitement sa voix. Elle chante entièrement “avec son air” et les cordes se ferment. Elle ne souffle pas d’air à travers. Il est compliqué d’expliquer comment cela est faisable. Et comment peut-elle le faire ? Je ne sais pas… elle est un phénomène de la nature ! »

« Pour ce qui est du chant, il s’agit seulement d’avoir une boîte à outils, poursuit-elle. Comment rendre quelque chose possible – comment le faire dans la salle de répétition et comment le faire sur scène, où on est souvent nerveux ou à bout de souffle ou vêtu d’un costume ridicule dans lequel on peut à peine se tenir debout. Tout dépend des compétences et des outils qu’on a, mentalement et techniquement. »

À venir

Quand on lui demande ce qu’elle projette comme prochain tournant dans sa jeune et follement prometteuse carrière – ou même plus loin dans l’avenir –, D’Angelo est animée par une sorte de joyeuse et rafraîchissante « capacité négative » (pour employer la formule de Keats).

« D’une part, je sais qu’il ya assurément des choses que je veux faire – et que je dois réaliser –, mais je suis aussi ouverte aux surprises, dit-elle. Il y a certains rôles que j’aimerais beaucoup chanter, tels que Sesto de La Clemenza di Tito [D’Angelo a déjà chanté Annio dans le même opéra, au Met], et Octavian [du Der Rosenkavalier de Strauss]. Et j’aime vraiment la musique contemporaine et travailler avec des compositeurs, participer à des créations, faire entendre des choses pour la première fois au public. »

La mezzo-soprano et diplômée de l’Ensemble
Studio Emily D’Angelo, 2018.

D’ailleurs, à ce propos, D’Angelo fait valoir un point de vue qui, pour la plupart des gens du milieu, pourrait passer pour une maxime anticonformiste (mais admirablement théâtrale) : « J’aime ne pas lire les notes de programme à l’avance. C’est comme pour un film – je ne veux pas connaître la fin du film à l’avance ! »

Ce qui nous ramène à la production de la COC. « Il y a probablement beaucoup de gens qui vont entendre le Barbier de Séville pour la première fois, spécule-t-elle. J’aborde cela de la même manière. On raconte une histoire et ce pourrait être la première fois que tout le monde dans la salle l’entend. On veut faire la meilleure impression possible. Je suis vraiment impatiente d’avoir à nouveau la chance de jouer ce rôle dans son intégralité, je suis ravie ! »

Pour en savoir plus sur cette production du Barbier de Séville de la COC, visitez www.coc.ca. Vous trouverez plus d’informations sur Emily D’Angelo en allant visiter son site Internet : www.emilydangelo.com.

Traduction par Andréanne Venne

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A propos de l'auteur

Charles Geyer is a director, producer, composer, playwright, actor, singer, and freelance writer based in New York City. He directed the Evelyn La Quaif Norma for Verismo Opera Association of New Jersey, and the New York premiere of Ray Bradbury’s opera adaptation of Fahrenheit 451. His cabaret musical on the life of silent screen siren Louise Brooks played to acclaim in L.A. He has appeared on Broadway, off-Broadway and regionally. He is an alum of the Commercial Theatre Institute and was on the board of the American National Theatre. He is a graduate of Yale University and attended Harvard's Institute for Advanced Theatre Training. He can be contacted here.

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