Théâtre de Quat’Sous : jeunesse éternelle

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Théâtre de Quat'Sous

Wajdi Mouawad le surnommait le « grand petit théâtre ». De grand, il a la renommée, et maintenant l’âge : le Quat’Sous fête ses 60 ans d’existence. De petit, il a conservé la capacité d’accueil de sa salle, voulant ainsi préserver le caractère intime et privilégier la prise de risque artistique.

Depuis 1955, année de la fondation par le bouillonnant Paul Buissonneau de la compagnie du Théâtre de Quat’Sous, six directeurs artistiques se sont succédé, tous porteurs d’une vision particulière, mais tous en continuité avec leurs prédécesseurs. Eric Jean, à la tête du théâtre depuis 2004, revient sur les moments marquants de son histoire.

Paul Buissonneau, fondateur inspirant

D’abord itinérante et comptant dans ses rangs Jean-Louis Millette, Yvon Deschamps, Claude Léveillée et Louise Latraverse, la compagnie s’installe dans une ancienne synagogue de l’avenue des Pins à Montréal. Buissonneau racontait avoir hypothéqué sa maison et payé 30 000 dollars pour acquérir le bâtiment ! « Mais Paul n’avait pas un sou pour ouvrir le théâtre, raconte Eric Jean. Grâce à une serveuse du restaurant où il était un habitué, il rencontre Sam Abramovitch, admirateur du travail de Buissonneau, qui lui propose de financer les travaux nécessaires avant l’ouverture. » Le théâtre est inauguré en décembre 1965 avec la pièce La Florentine de Jean Canole.

En 1968, le Théâtre de Quat’Sous frappe un grand coup en présentant L’Osstidcho, spectacle complètement déjanté de Robert Charlebois, Yvon Deschamps, Mouffe et Louise Forestier. Mis en scène par Paul Buissonneau – à qui l’on doit également le titre de ce happening musical et théâtral –, L’Osstidcho sera l’un des marqueurs du profond bouleversement qu’a connu la société québécoise. Cette même année, une première pièce de Michel Tremblay, En pièce détachées, est mise en scène par André Brassard et marque le début d’une longue collaboration entre les deux artistes et le théâtre. Cette œuvre fera d’ailleurs l’objet d’une mise en lecture par Sébastien David en mai 2016.

Créateur du théâtre ambulant La Roulotte, qui tous les étés donne des spectacles dans les parcs de la ville de Montréal, Buissonneau ouvre grand les portes de son théâtre aux jeunes artistes. Refusant conventions et compromis, autodidacte et fier de l’être, Buissonneau revendiquait un théâtre artisanal, où chacun met la main à la pâte. Il lui arrivait même de participer à la construction des décors et à la confection des costumes. « Paul Buissonneau était un touche-à-tout, dit Eric Jean, il faisait beaucoup avec peu. Cette philosophie qui met la créativité et l’ingéniosité au premier plan nous a beaucoup influencés par la suite. Pour Paul, le cheminement était aussi important que le résultat. »

Après avoir monté des pièces comme Théâtre de chambre, Orion le tueur et La tour Eiffel qui tue, Paul Buissonneau tire sa révérence comme directeur en 1984, mais tout au long de sa vie, il gardera un œil attentif et attendri sur « son » théâtre. Lui succède la comédienne Louise Latraverse qui, fidèle à la mission imprimée par Buissonneau, s’attache à découvrir de nouveaux talents, notamment ceux de Robert Lepage et de René-Daniel Dubois, avec la pièce Being at home with Claude.

Une succession fidèle

En 1986, Louison Danis prend la direction du théâtre pour une période de deux ans, pendant laquelle elle met à l’affiche des pièces comme Écart-temps de John Hopkins, sous la direction d’Alexandre Hausvater et In Extremis de William Mastrosimone. Elle cède sa place à Pierre Bernard qui, alors qu’il était l’attaché de presse de Louise Latraverse, avait mis en place les Auditions générales du Quat’Sous, avec Andrée Lachapelle et Suzanne Léveillée.

Avec Pierre Bernard, le Théâtre de Quat’Sous s’oriente vers un nouveau répertoire, plus intimiste. Il met à l’affiche des pièces anglaises, américaines, canadiennes, des auteurs tels que Brad Fraser, David Ives, David Mamet, peu traduits à l’époque. « Pierre Bernard a un instinct incomparable pour découvrir des œuvres et des artistes, reprend Eric Jean. Des acteurs comme Luc Picard, Sylvie Drapeau, Élise Guilbeault, James Hyndman, Mario St-Amand ont été révélés au Quat’Sous; des pièces comme Train-spotting ou Comme des restes humains ont su interpeller de nombreux spectateurs peu habitués au théâtre.  »

Lors de l’ouverture de sa première saison en tant que directeur artistique, Bernard présente Elvire Jouvet 40, un texte de Brigitte Jaques interprété par les jeunes Luc Picard et Sylvie Drapeau, dans une mise en scène de Françoise Faucher, qui devait connaître un immense succès. « Cette pièce est une véritable leçon de théâtre ! J’ai proposé à Pierre Bernard d’en faire une mise en lecture en mai 2016, pour laquelle il interprétera le rôle de Louis Jouvet. Comme il enseigne à l’École nationale de théâtre, c’est un joli clin d’œil, » s’amuse Eric Jean.

La belle insolence de Wajdi Mouawad

Après douze ans passés à la barre du navire, Pierre Bernard invite l’auteur, comédien et metteur en scène Wajdi Mouawad à poursuivre l’aventure. De 2000 à 2004, Mouawad cumule les coups d’éclats, en présentant des pièces comme La cloche de verre de Sylvia Plath dans une mise en scène de Brigitte Haentjens et en créant ses propres spectacles, dont Littoral et Incendies, œuvres marquantes qui seront par la suite adaptées au cinéma.

Sous sa direction, le Théâtre de Quat’Sous se tourne vers les textes d’auteurs d’Afrique et du Moyen-Orient. Faisant de l’ouverture à l’autre son leitmotiv, Mouawad poursuivait ainsi la volonté de Buissonneau de faire du Quat’Sous un lieu de culture et pas seulement un théâtre, un lieu où se croisent disciplines et artistes du monde entier. Eric Jean précise : « Wajdi a aussi ramené la danse au Quat’Sous, comme Paul l’avait fait avant lui. Jocelyne Montpetit a débuté dans ce théâtre. Wajdi a piloté le théâtre avec audace. Ainsi, il nous a offert une carte blanche, à Pascal Contamine, Évelyne de la Chenelière et moi, alors que nous étions de jeunes artistes. Peu de directeurs ont cet aplomb, cette belle insolence. »

Un jeune vieux théâtre

Désigné « héritier naturel  » par Pierre Bernard et Wajdi Mouawad, le metteur en scène Eric Jean prend la direction du théâtre en août 2004. Marchant dans les empreintes laissées par ses prédécesseurs, il n’hésite pas non plus à emprunter les chemins de traverse. Créations multidisciplinaires, diversité dramaturgique et culturelle font partie de son bagage et de son héritage.

En février 2008, le théâtre, vétuste, est complètement démoli pour être rebâti. Eric Jean dirige d’une main de contremaître la supervision des travaux, attentif à conserver l’identité et l’âme du Quat’Sous. Dix-huit mois plus tard, le théâtre flambant neuf rouvre ses portes. D’une architecture résolument contemporaine, le hall est baigné de lumière grâce aux grands panneaux de verre qui composent la façade. La salle a gardé sa capacité de 170 places, afin de rester un lieu où toutes les audaces sont possibles. « Paul était très fier de ce nouveau lieu,  » se souvient Eric Jean, « et de ce que j’essayais d’en faire : un carrefour où musique, poésie et littérature s’entrelacent. Cela m’a rassuré et j’ai continué, un pas à la fois. »

Eric Jean s’est demandé comment célébrer ce 60e anniversaire : en citant le passé, en parlant des belles réalisations, en faisant des reprises ? « Fidèle à la pensée de Paul, je ne voulais pas être dans la nostalgie, mais dans le présent et l’avenir, explique-t-il. Trois spectacles seront produits cette saison, dont Variations sur un temps de David Ives, que Pierre Bernard avait programmé en 1996 et qui fut une réussite totale : 26 représentations supplémentaires avaient été ajoutées ! Il faut dire que la distribution était exceptionnelle : Diane Lavallée, Luc Picard, Marc Labrèche et Élise Guilbeault. »

La fête sauvage, en collaboration avec le festival du Jamais Lu, réunira huit auteurs et douze comédiens sur scène. Des trentenaires qui parlent de la notion de territoire, de nos aspirations et de nos rêves. « Pour moi, ce spectacle présente une lointaine parenté avec L’Osstidcho, poursuit Eric Jean, il y aura un groupe de musique sur scène, des prises de paroles et une certaine irrévérence. » La troisième création maison, Dénommé Gospodin, un texte de l’auteur allemand Philippe Löhle qui questionne la société capitaliste et joue avec la forme, sera montée par le jeune metteur en scène Charles Dauphinais.

Le 4 décembre, une grande fête est prévue, une nuit « portes ouvertes » au cours de laquelle les étapes importantes du Quat’Sous seront soulignées, par des affiches, un diaporama, des témoignages. Tout au long de l’année, une exposition de 12 photographies se promènera dans différents quartiers de Montréal. Un livre-souvenir de 32 pages, réalisé en collaboration avec la revue Nouveau Projet, paraîtra en septembre.

Si les anniversaires sont l’occasion de faire un bilan, ils sont aussi un tremplin pour l’avenir. Quand on est directeur artistique du Quat’Sous, à quoi rêve-t-on ? « En plus de trois productions par saison, le théâtre accueille sept à huit spectacles en diffusion, une programmation pour laquelle nous n’avons aucune subvention. Tous les théâtres bénéficient d’un soutien financier pour l’accueil, sauf nous. De plus, nos conditions sont très avantageuses pour les compagnies. Nous prenons le risque de la diffusion avec elles, nous ne demandons pas de frais de location, juste un pourcentage de la recette. Accueil, service de billetterie, salle de répétition, salle de spectacle, nous offrons tout ça… Alors, si j’ai à formuler un rêve pour l’avenir, ce serait d’être soutenu pour la diffusion et les activités parallèles. Par exemple, tous les mercredis, une chorale d’enfants vient chanter dans le studio de répétition. Pendant L’heure du conte, le dimanche après-midi, Suzanne Champagne raconte des histoires aux enfants dont les parents sont dans la salle. C’est important que les enfants fréquentent le théâtre, Piccolo aurait aimé ça », souligne Eric Jean avec un sourire.

À cet anniversaire, on se doit d’associer la grande petite équipe du théâtre : « Une équipe très stable, constate son directeur, certaines personnes sont là depuis plus de 20 ans. L’ambiance de travail est très agréable, nous fonctionnons en collectif, c’est important. »

Le Théâtre de Quat’Sous est la plus vieille compagnie de théâtre encore en activité au Québec. Comme un volcan, il bouillonne de défis et de désirs, d’idées et de paroles lancées dans l’air du temps. De là où il est, Paul Buissonneau veille sans doute sur ses enfants terribles.


La Cantate Intérieure, de Sébastien Harrisson, m.e.s. Alice Ronfard. 31 août – 11 sept.
Variations sur un temps, de David Ives, m.e.s. Eric Jean. 5 oct. – 30 oct.
La Fête Sauvage, m.e.s Véronique Côté. 1 déc.-18 déc.
www.quatsous.com

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