Le potentiel universel de l’oreille absolue: Réévaluation des vieilles hypothèses

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En Occident, l’oreille absolue – c’est-à-dire la capacité de reconnaître et (ou) de reproduire la hauteur d’un son sans aucune note repère – suscite l’admiration et l’envie. Il ne faut pas s’en étonner puisqu’on estime à 1 sur 10 000 ceux qui en sont dotés au Canada et aux États-Unis. Parmi les étudiants inscrits à un programme universitaire de musique en Amérique du Nord, seulement 9 % possédant l’oreille absolue sont d’origine non asiatique, alors que ce pourcentage monte à 90 % chez les étudiants chinois. Les chercheurs occidentaux attribuent depuis longtemps cet « avantage asiatique » à la génétique et, depuis vingt ans, à l’« avantage » de parler depuis l’enfance une langue tonale.

Pourtant, lors d’une étude menée personnellement à la Eastman School of Music (Rochester, New York) sous la supervision de la professeure Ellen Koskoff, j’ai trouvé des faits qui mettent en doute ces théories. Au lieu des tests informatisés et enquêtes quantitatives typiques d’autres chercheurs, j’ai adopté l’approche ethnomusicologique des entretiens individuels. Et c’est au cours de mes longues conversations avec des étudiants d’Eastman provenant de Chine, de Corée et des États-Unis que j’ai remis en question les théories sur la façon dont l’oreille absolue est acquise et le concept même de l’oreille absolue.

Le paradoxe des conservatoires chinois

Mon étude commence par la découverte d’un paradoxe peu connu. En Chine, les conservatoires proposent généralement deux spécialités parallèles : la musique occidentale et la musique traditionnelle chinoise. Selon les étudiants interrogés issus d’un programme de conservatoire en Chine, presque tous ceux qui se spécialisent en musique occidentale ont l’oreille absolue. Or, à mon grand étonnement, cette prérogative est aussi rare chez ceux qui se spécialisent en musique traditionnelle chinoise qu’en Amérique du Nord. Comment se fait-il qu’il y ait une telle différence sur le plan de l’oreille absolue dans un environnement où presque toutes les variables – la génétique, la langue, l’âge, la rigueur de la formation – sont identiques ?

L’attitude la plus répandue en Chine à l’égard de l’oreille absolue est qu’il s’agit d’une compétence qui peut être apprise. Mes participants d’origine chinoise m’ont aussi confié que le terme « oreille absolue » n’existait pas vraiment : on l’appelle simplement « avoir de l’oreille ». Et pour en avoir, les étudiants chinois en musique occidentale suivent un cursus de formation auditive de plusieurs années, axé sur le chant en do majeur instrumental, la visualisation des notes sur un clavier ou une portée imaginaire et l’écriture de dictées musicales de plus en plus complexes. Les jeunes peuvent s’inscrire à des programmes postsecondaires sans avoir l’oreille absolue, mais de là à l’obtention de leur diplôme, il est tout aussi courant chez ceux qui ont étudié la musique occidentale d’« avoir de l’oreille » que d’être capable de lire à vue.

L’idée que l’oreille absolue est une compétence qui peut être apprise est étayée encore plus solidement par la rareté du nombre de personnes dotées de l’oreille absolue dans la spécialité de la musique traditionnelle chinoise. En plus de ne pas être nécessaire, cette capacité est même considérée comme une entrave parce que la musique chinoise donne la priorité à la transposition libre et la notation en valeurs relatives. Par conséquent, les étudiants dans cette spécialité peuvent réaliser des exploits auditifs aussi impressionnants que la reconnaissance des intervalles microtonaux, mais l’oreille absolue demeure une faculté rare.

Complexe de divinisation

Le paradoxe des conservatoires chinois montre bien que si une compétence est suffisamment valorisée par un groupe, alors ce groupe poursuivra sa formation jusqu’à ce qu’il l’ait maîtrisée. Si alors l’oreille absolue peut être apprise, pourquoi y a-t-il aussi peu de musiciens occidentaux qui en sont dotés ?

Le culte des Occidentaux à l’égard de l’oreille absolue a mené à ce que j’appelle un « complexe de divinisation » qui a donné lieu à une vénération au lieu d’une popularisation de cette compétence. Elle est tellement glorifiée parmi les Occidentaux qu’on l’appelle communément « l’oreille parfaite ». Certains des participants d’origine américaine dotés de l’oreille absolue en parlent comme d’un don, d’une marque de « talent » ou d’un acte se produisant « sans effort » et « comme par magie ». En fait, l’oreille absolue jouit désormais d’un crédit tellement sacré que les personnes qui ont du mal à reconnaître les hauteurs d’un son sans repère se font dire d’abandonner avant même d’avoir commencé à s’y exercer. Dès le début de leur formation musicale, les jeunes Occidentaux nés avec l’oreille absolue sont intégrés à un groupe d’élus au sein duquel leur acuité auditive est encore plus aiguisée. Pour tous les autres, il y a l’oreille relative qui, parce qu’elle peut être apprise, est considérée comme une solution de rechange de qualité inférieure.

L’esprit avant la culture

Les théoriciens occidentaux ont tracé une ligne pour l’oreille absolue au demi-ton, mais en réalité, les compétences auditives couvrent un large spectre. Un musicien peut avoir une justesse auditive jusqu’à la quinte, tandis qu’un autre est capable de reconnaître les hauteurs sonores jusqu’à la quarte. Ainsi, cette ligne qui sépare les détenteurs de l’oreille absolue de ceux qui ne l’ont pas s’avère à la fois vide de sens parce qu’au lieu de reposer sur des capacités cognitives ou auditives, elle s’appuie sur la définition arbitraire d’une culture du plus petit intervalle musical, et restrictive parce qu’elle empêche les gens d’un côté de la ligne de la traverser.

L’« avantage asiatique » inventé par les chercheurs est donc une désignation inexacte qui donne lieu à de l’autosabotage. Les étudiants asiatiques ne jouissent pas d’un avantage inné sur leurs homologues occidentaux, mais bien d’un avantage culturel : au lieu d’être obsédée par la ligne de l’oreille absolue, leur culture fait plutôt valoir le potentiel de perfectionnement de chaque musicien. La pénurie de détenteurs de l’oreille absolue en Amérique du Nord peut donc être améliorée en changeant d’attitude : l’oreille absolue est à la disposition de tous ceux qui osent la rechercher avec audace, détermination et acharnement.

Traduction par Véronique Frenette

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A propos de l'auteur

Carol Xiong is ever-interested in connecting disparate cultures and human experiences. She holds a Master of Music from the Unversité de Montréal, a Bachelor of Music from the Eastman School of Music, as well as an ARCT from the Royal Conservatory of Music. She is currently pursuing her DEPA in piano performance at the Université de Montréal. You may find out more about her here: http://www.carolxiong.com

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