Critique | Intégrale Rachmaninov à Sorel : renversant

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En fin de semaine, la ville de Sorel a de nouveau accueilli un marathon musical qui fait désormais partie de ses traditions. Après les sonates de Beethoven, l’œuvre pour piano de Chopin et celle de Rachmaninov, c’était au tour de l’intégrale des concertos pour piano de Rachmaninov : une franche réussite qui, espérons-le, contribuera à tourner les projecteurs vers cet événement annuel aussi décadent qu’inspirant.

 

C’est la première fois dans le cadre de ces intégrales que la Maison de la musique de Sorel s’associait avec un orchestre symphonique. L’équipe de Rachel Doyon a jeté son dévolu sur l’Orchestre symphonique de Laval avec Alain Trudel et convoqué cinq pianistes que nous avons déjà eu l’occasion d’entendre dans des éditions précédentes : Antoine Laporte, Élisabeth Pion, Serhiy Salov, Jean-Philippe Sylvestre et Richard Raymond, également directeur artistique de l’événement. Au programme, les quatre Concertos pour piano ainsi que la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov.

Photo : Lisa Stock

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous semble essentiel de rappeler que lors de ces intégrales, Sorel devient l’épicentre d’un séisme musical de haute magnitude qui laisse des traces indélébiles pour les spectateurs. On en ressort à chaque fois transformé. Rassembler, en dehors des habituelles métropoles, une telle concentration d’œuvres interprétées avec un si haut standard de qualité par de jeunes interprètes semblerait tout simplement invraisemblable, s’il ne nous était donné la chance de le constater. À une époque où la prise de risque est de plus en plus rare – notre temps se repaît de sécurité en toute circonstance, mais rappelons-nous que l’art qui élève et fait avancer l’humanité est bien étranger à cette idée – cette intégrale prend le risque à bras le corps et nous stupéfie. Des musiciens à toutes les étapes de carrière s’y côtoient, sur un pied d’égalité le temps d’une soirée. Ils profitent de cette occasion pour échanger ou découvrir la vision musicale de leurs collègues. Il se crée une émulation qui se ressent sur la scène. Les œuvres sont présentées par celui que l’on ne présente plus, Georges Nicholson, qui replace avec éloquence et humour les œuvres dans leur contexte, offrant une brève mise en bouche qui permet de réhausser la saveur musicale de ce qui suit. Pour le spectateur, la découverte d’un pan complet du grand répertoire, associée à la succession de différents pianistes proposant des lectures très différentes, est éminemment inspirant et formateur. Cet événement est un OVNI dans le ciel culturel québécois, et mérite à cet égard toute notre attention et notre reconnaissance.

L’intégrale des concertos pour piano de Rachmaninov prenait place dans l’église Enfant-Jésus de Sorel et se déroulait sur deux soirées. Le vendredi, Antoine Laporte a brisé la glace avec le Premier concerto, œuvre assez fluide marquée par une alternance de passages virtuoses au piano et de commentaires orchestraux. Le jeune Québécois, qui poursuit actuellement son doctorat au CNSMD de Paris en partenariat avec l’université Paris-Sorbonne, en a livré une interprétation souple et efficace, étirant ou resserrant le temps en suivant les courbes dramatiques des phrases musicales. Sans pause, Élisabeth Pion est entrée en scène pour le Quatrième Concerto, le plus mystérieux et chaotique des quatre. En rendre une lecture claire est un défi de taille que la jeune Québécoise, qui poursuit son Artist Diploma à la Guildhall School de Londres, a brillamment relevé. Très engagée dans la musique, elle a réussi à déjouer le chaos de l’œuvre pour nous le rendre cohérent et limpide. Elle embrassait les lignes torturées de la partition avec une grande aisance et un plaisir ostensible. La soirée s’est terminée avec le Deuxième Concerto de Rachmaninov, dans une interprétation de Serhiy Salov qui permettait d’apprécier la richesse des dynamiques de l’œuvre. Les parties énergiques étaient rendues avec une grande puissance, tandis que le deuxième mouvement laissait planer une finesse et une subtilité diaphanes. Avec une carrière déjà bien établie, Salov a montré une grande profondeur dans sa lecture de cette œuvre bien connue des mélomanes.

Photo : Lisa Stock

Le lendemain soir, Jean-Philippe Sylvestre a ouvert le bal avec le Troisième Concerto. Avec force virtuosité, il a survolé la complexité technique de l’œuvre pour nous en donner une interprétation riche en couleurs et en textures. Très en demande sur les scènes canadiennes et européennes, Sylvestre semble avoir une facilité singulière dans le répertoire de Rachmaninov, dont il a déjà endisqué deux œuvres concertantes. Afin de clore ce marathon, le pianiste, professeur et directeur artistique de l’événement, Richard Raymond, a interprété la Rhapsodie sur un thème de Paganini. Si Rachmaninov signe là une œuvre renversante, suite de variations libres requérant de la part de l’interprète, comme de l’orchestre, une virtuosité hors normes, Richard Raymond s’en fait un écho divin, arrachant jusque des larmes dans l’auditoire pendant la 18e Variation.

Tout au long de cette fin de semaine, l’Orchestre symphonique de Laval sous la direction d’Alain Trudel a été mis à rude épreuve. Chef et musiciens ont relevé ce défi avec brio. La musique de Rachmaninov a résonné avec toute sa splendeur romantique, sans excès toutefois. Le dialogue avec les différents pianistes était nourri, attentif et mutuel. Les voix et les textures de la partition prenaient vie et consistance dans l’acoustique agréable de l’église, et jamais l’orchestre n’a noyé les solistes. La concentration des musiciens est restée intacte jusqu’à la dernière note, malgré un véritable marathon qui se poursuit la semaine prochaine, avec un bis repetita des cinq œuvres, à Laval cette fois-ci. Chapeau bas à l’orchestre, à son chef et aux solistes qui nous ont offert un moment musical renversant, ainsi qu’à toute la courageuse équipe derrière l’organisation de cette nécessaire folie. Le déplacement à Laval vaudra assurément le coup cette semaine pour ceux qui auraient manqué la version soreloise. Quant à l’équipe de la Maison de la musique, ils planchent déjà sur la prochaine édition, en avril 2023, qui mettra à l’honneur rien de moins que Jean-Sébastien Bach. La nouveauté de l’an prochain, c’est le clavecin qui va côtoyer le piano pour rendre honneur au génie de Leipzig. À vos agendas !

Pour voir la programmation de la Maison de la musique de Sorel-Tracy : https://www.maisondelamusique.org/

 

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A propos de l'auteur

Benjamin Goron est écrivain, musicologue et critique musical. Titulaire d’un baccalauréat en littérature et d’une maîtrise en musicologie de l’Université Paris-Sorbonne, il a collaboré à plusieurs périodiques et radios en tant que chercheur et critique musical (L’Éducation musicale, Camuz, Radio Ville-Marie, SortiesJazzNights, L'Opéra). Depuis août 2018, il est rédacteur adjoint de La Scena Musicale. Pianiste et trompettiste de formation, il allie musique et littérature dans une double mission de créateur et de passeur de mémoire.

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