La diffusion en continu du classique s’en vient : soyez sans crainte

0
Advertisement / Publicité

This page is also available in / Cette page est également disponible en: English (Anglais)

Je ne suis pas contre la diffusion en continu », déclare François Mario Labbé dans son spacieux bureau vitré surplombant le parc Jarry. Comment pourrait-il l’être ? Angèle Dubeau, artiste phare de l’étiquette Analekta, dont Labbé est le président fondateur, approche les 80 millions d’écoutes, un chiffre qui place la violoniste en forte position dans le royaume occupé par les artistes pop et rock.

Comparez ce chiffre avec les données compilées en 2019 par Midia Research, révélant que 31 % des millénariaux considèrent le classique comme un genre qu’ils « aiment bien écouter » et vous n’avez plus de raison de redouter la diffusion en continu. D’autant plus que des services tels qu’IDAGIO et Primephonic rendent les symphonies, les sonates et les opéras plus accessibles qu’ils ne le sont sur des plateformes dédiées à la musique pop (et souvent causes de maux de tête pour les amateurs de classique) comme Spotify et Apple Music.

« Il n’y a jamais eu autant de musique écoutée dans le monde », déclare Labbé, notant que Midia a également classé le genre classique troisième en popularité sur le plan mondial, derrière la pop et le country.

Analekta a cherché à rester à l’avant-garde de la révolution de la diffusion en continu. L’obstacle est la rentabilité ou, plus précisément, l’absence de rentabilité dans un monde où la plupart des services de diffusion en continu versent des redevances inférieures à un cent par diffusion, ne permettant de générer des revenus significatifs que pour les artistes diffusés des millions de fois. Labbé se montre optimiste et croit que les lois sur le droit d’auteur seront modifiées dans le monde entier pour rendre une part plus grande des profits aux artistes et producteurs qui font la musique et moins aux fournisseurs Internet − Bell, Vidéotron, Rogers, AT&T, et autres − qui la diffusent. « Ça viendra », dit-il.

Labbé, 66 ans, est un observateur de la diffusion numérique de la musique depuis ses débuts. Lorsqu’il a fondé Analekta en 1987, les ventes importantes de ses trois premières parutions l’ont étonné : l’album Sonates françaises de Dubeau avec le pianiste Andrew Tunis, une collection de grands favoris du Chœur de l’armée rouge et la bande originale du Maître de musique, un film mettant en vedette le baryton-basse José van Dam.

Ce furent les seuls albums jamais publiés par Analekta sous forme de microsillons, de cassettes et de disques. La marque québécoise est rapidement devenue une entreprise vouée exclusivement au disque et a prospéré, particulièrement à Montréal où des détaillants comme Archambault et Sam the Record Man étaient les piliers du marché au centre-ville.

Tout allait bien dans les années 1990. Puis, juste avant le tournant du millénaire − initialement avec Napster qui donnait la voie libre au piratage −, est arrivé le format MP3, un moyen numérique de partager une pièce, pas nécessairement légalement, avec ses copains.

L’option légale consistait à octroyer une licence et à proposer le morceau en téléchargement payant, pratique que Steve Jobs a régularisée avec iTunes. Mais au moment même où le téléchargement prenait de l’ampleur, un autre moyen de consommer la musique, doté d’un potentiel considérable, a fait son apparition. Labbé est devenu l’un de ses premiers adhérents après avoir assisté à la conférence Midem 2007 à Cannes, où le philosophe Jacques Attali avait prophétisé que la musique allait finir par devenir une marchandise artisanale partagée essentiellement gratuitement, comme au Moyen Âge. « Je suis revenu sous le choc, se souvient-il, mais je me suis dit qu’il avait raison. »

La diffusion en continu, paradoxalement, était le média moderne : les produits numériques sont relayés plus ou moins instantanément du fournisseur au consommateur. Spotify (société suédoise implantée aux États-Unis en 2011) et Apple Music (lancé en 2015) sont les deux géants du modèle. Un abonnement mensuel donne droit à un nombre illimité de pistes et à un nombre illimité d’écoutes. Il n’y a plus d’attente de téléchargement.

Au début, le combat semblait juste. Certains ont adhéré à la conviction de Jobs selon laquelle les consommateurs souhaitaient posséder plutôt que louer leur musique. En 2015, la Recording Industry Association of America a fait état d’une répartition ternaire, avec 37 % de téléchargements, 32 % de produits physiques (essentiellement des disques) et 27 % de diffusion en continu (les sonneries et la synchronisation se partageant le reste).

En 2018, la diffusion en continu avait pris de l’avance pour représenter 75 % de la consommation de musique. Même les produits physiques, y compris le vinyle revenu à la mode, représentaient plus de ventes que les téléchargements. Le fait qu’Apple mette un terme à iTunes est une preuve suffisante de la baisse du nombre de téléchargements. La lecture en continu, qui amène une satisfaction instantanée, est à la fois le présent et le futur. Même la résistante Taylor Swift a capitulé.

Les disques compacts existent toujours comme source de musique pour les irréductibles technophobes. Les artistes peuvent les vendre à des concerts ou les distribuer sous forme de cartes de visite. « Nous produisons des disques principalement pour informer les gens de ce que nous offrons », dit Labbé. Seuls les meilleurs vendeurs − Labbé mentionne Dubeau et le pianiste Charles Richard-Hamelin − recouvrent les coûts de fabrication de disques.

Oubliez le retour très discuté du vinyle. « Pourquoi retournerais-je à un son de mauvaise qualité ? objecte Labbé. Ce n’est pas une révolution, c’est de la nostalgie. Nostalgie du mauvais son. C’est bon pour écouter Pink Floyd en fumant un joint. »

Quant au pauvre disque, il ne peut même pas être un objet de nostalgie, lui qui semble être le perdant d’une lutte technologique darwinienne et la victime de l’évolution conséquente de la demande. Mais Labbé nous rappelle que les grandes étiquettes et les détaillants qui les soutenaient autrefois ont été complices de ce processus d’extinction.

« Lorsque le compact est arrivé sur le marché, avec sa technologie de pointe, pourquoi était-il moins cher qu’un vinyle ? interroge Labbé. Qui a pris cette décision ? C’est ridicule. »

Klaus Heymann et son étiquette à prix modique Naxos ont élargi l’offre et abaissé le prix des disques avec un catalogue exhaustif et un éventail d’artistes pour la plupart inconnus, qui étaient heureux de cette visibilité. Il y avait parmi les consommateurs des musiciens intéressés à explorer des œuvres atypiques de compositeurs tels que Schnittke et Martinů. Dubeau était elle-même une cliente de Naxos. Labbé raconte avec un sourire que Dubeau et lui ont liquidé plus de 2000 disques de Naxos lorsqu’ils ont déménagé de Westmount pour emménager dans un condo du centre-ville.

Naxos n’était pas la seule entreprise à prix modique. Brilliant Classics, un fournisseur néerlandais, a commencé à déjouer Naxos en vendant ses coffrets dans des pharmacies européennes à des prix très avantageux. Les chaînes de magasins ont également alimenté la spirale autodestructrice. Les détaillants qui achetaient auparavant des enregistrements en gros les acceptaient désormais uniquement en consignation. Une stratégie courante consistait à étaler des centaines de disques afin de suggérer aux acheteurs, de manière fallacieuse, que la sortie était d’importance. D’importance, peut-être, mais aussi abondante.

Pendant ce temps, le disquaire expérimenté qui pouvait recommander telle ou telle version d’une symphonie de Beethoven a été remplacé par une main-d’œuvre bon marché à la culture musicale limitée. Enfin, des spécialistes du secteur de la distribution grande surface ont informé les détaillants que les téléviseurs à écran plat généraient plus de profits par mètre carré que les disques. La Fnac, emblématique chaîne de magasins française, s’est départie de 60 % de ses stocks de disques compacts en quelques semaines.

« Quand un ordinateur achète votre produit, vous êtes cuit, ajoute Labbé. Vous ne pouvez pas aller voir le client et lui dire que “c’est Charles Richard-Hamelin, celui qui vient de gagner un prix à Varsovie. Offrez ces titres, vous allez en vendre beaucoup”. L’ordinateur ne comprend pas cela. »

Labbé ne nourrit pas pour autant une tendre nostalgie envers le disque compact du temps où il a créé son entreprise. La qualité audio médiocre de la diffusion en continu était autrefois un sérieux facteur de dissuasion pour les adeptes de musique classique. Maintenant, la lecture en continu de qualité sonore comparable à celle du disque est courante et de plus hautes définitions sont disponibles.

« Pourquoi écouteriez-vous cela ? me demande Labbé en pointant du doigt la pile de disques que j’ai apportée à l’entrevue. À cause du livret ? Celui sur Internet finira par être bien meilleur. Je vais vous donner la partition, la vidéo de la séance d’enregistrement et plein d’autres extras. »

Ceux qui frémissent devant la perspective de devoir maîtriser un autre moyen de consommer la musique devraient se détendre. « Lorsque vous naviguez sur Internet, vous êtes déjà très proche de la diffusion en continu, fait remarquer Labbé. Et lorsque vous commencez, vous ne voulez plus revenir en arrière. »

Un autre élément en faveur du nouveau média est l’ampleur de la distribution qu’il permet. « Dans le monde du streaming, nous parlons de millions de flux, explique Labbé. Parlons plutôt de millions d’auditeurs. »

« Lorsque je sors un disque original d’un artiste canadien, je l’expose à 20 millions de personnes, ce qui n’était pas le cas dans le marché physique, sauf pour les grandes étiquettes. Sur le marché de la diffusion en continu, nous rivalisons directement avec les grandes étiquettes. »

Comme dans toute révolution, tout n’est pas garanti. Analekta faisait paraître trente albums par an. Le total se situe maintenant entre quinze et vingt. Le personnel n’est plus ce qu’il était. Mais à mesure que les problèmes de droit d’auteur sont résolus par la législation et que la qualité de lecture continue de s’améliorer, Labbé est persuadé que la diffusion en continu peut être un bienfait pour l’industrie du disque classique.

« Analekta se porte bien, affirme Labbé. Nous sommes en pleine tempête dans l’océan, mais mon bateau est assez solide pour traverser les flots. »

« Nous allons vers la diffusion en flux, oui, et de plus en plus rapidement. Mais nous allons vers un objectif que nous connaissons. Et c’est pourquoi nous y arriverons. »

Traduction par Andréanne Venne

 

This page is also available in / Cette page est également disponible en: English (Anglais)

Partager:

A propos de l'auteur

Arthur Kaptainis has been a classical music critic since 1986. His articles have appeared in Classical Voice North America and La Scena Musicale as well as Musical Toronto. Arthur holds an MA in musicology from the University of Toronto. From 2019-2021, Arthur was co-editor of La Scena Musicale.

Laissez une réponse

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.