Kent Nagano à Montréal : rétrospective et prospective

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Certains pourraient choisir Les Glorieux, un hommage aux Canadiens de Montréal, dans lequel Kent Nagano avait enfilé un maillot avec le numéro « 1 ».

Ou la Symphonie montréalaise, une célébration multimédia du 375e anniversaire de Montréal. Lors de cet événement, la silhouette du chef était projetée traçant des cercles et des ondes électroniquement avec sa baguette.

Ou bien l’ouverture de la Maison symphonique en 2011. La symphonie inaugurale était la neuvième de Beethoven. La célèbre partition devait également être l’œuvre de fond des adieux officiels de Nagano à l’OSM lors d’une prestation extérieure de 1 500 voix le 9 août au Parc olympique. Mais la COVID-19 avait d’autres plans.

On pourrait aisément dresser une longue liste de projets destinés au public acceptés ou créés par ce maestro bien au fait des médias depuis son ascension au poste de directeur musical en 2006 : la Symphonie no 1 de Mahler à minuit dans l’entrepôt de la brasserie Molson aux abords du fleuve; le Concerto pour animateur de radio et orchestre avec l’animateur de Radio-Canada René Homier-Roy en tant qu’orateur soliste; le Concert à l’aveugle, mettant en vedette l’Electric Candlelight Concerto de John Anthony Lennon. Les habits des années 1960 étaient préconisés dans le cadre de cette soirée.

Parfois, la musique était associée à une conscience sociale. Au cours de la première saison de Nagano en tant que directeur musical, nous avons entendu Le Général, un oratorio mêlant la musique théâtrale de Beethoven avec des paroles tirées des mémoires rwandais de Roméo Dallaire. Plus tard, des concerts de sensibilisation à la suite de tragédies ont eu lieu à Montréal-Nord et à Lac-Mégantic.

Assumant son rôle de figure centrale du canon classique − il suffit de lire ses mémoires/manifeste Classical Music: Expect the Unexpected −, Nagano était conscient de la nécessité de faire passer le mot. En 2008, il a emmené un sous-ensemble de l’OSM en tournée au Nunavut.

Dix ans plus tard, pour ouvrir ce qui allait être sa dernière saison complète, Nagano choisit Chaakapesh, The Trickster’s Quest, un opéra de Tomson Highway (paroles) et Matthew Ricketts (musique) traitant d’un sujet autochtone. L’opéra s’est également rendu jusqu’au Grand Nord. Avec, bien sûr, une équipe de tournage.

Non pas qu’un accompagnement médiatique soit nécessaire pour produire une expérience intéressante. Tout l’engouement serait vain en l’absence de quelque chose à dire musicalement.

Pas plus tard qu’en janvier dernier, Nagano m’a surpris avec une interprétation magique de la Kaiserwalzer de Johann Strauss fils. « Les beautés de l’orchestration ont été capturées à la perfection », ai-je rapporté. Les applaudissements entre les mouvements de la Symphonie no 1 de Schubert laissaient entendre que le chef d’orchestre, à 68 ans, n’avait rien perdu de son pouvoir de recrutement.

Ce magnétisme fut particulièrement marqué dans les premières années et se manifesta dans une programmation que peu d’autres orchestres nord-américains risqueraient. Un bon exemple fut le Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen, en 2008, joué pour la deuxième fois seulement en Amérique du Nord.

C’était à la salle Wilfrid Pelletier de la Place des Arts, l’ancienne maison bien tapissée de l’OSM. La question de savoir si le long Sermon aux oiseaux du saint devrait être décrit comme extatique, hypnotique ou soporifique fut l’un des rares jugements critiques qui allaient devoir être émis le jour suivant.

Mais la question la plus importante était : comment Nagano a-t-il pu s’en tirer ? Une partition tentaculaire faisant appel à neuf solistes, cent choristes et cent vingt musiciens, ainsi que des projections personnalisées pour rendre ces cinq heures (entractes compris) un peu moins monumentales.

Une explication fut que Nagano avait les acquis artistiques, ayant été l’assistant personnel de Messiaen à Paris pendant la composition de l’opéra et (pour citer les musiciens peu impressionnables de l’OSM) le connaissait aussi bien que n’importe quel humain puisse connaître quelque chose d’aussi long, diffus et complexe.

Une autre explication fut qu’il avait réussi à forger une entente avec un orchestre encore sous le choc de la démission médiatisée de Charles Dutoit et un gouvernement provincial qui prenait la culture plus au sérieux que la plupart. Sans parler d’un public qui était tout disposé à être fasciné par son mélange d’ascendance japonaise, d’éducation californienne et de références européennes. Son penchant pour les déclarations énigmatiques ne faisait qu’ajouter à son aura. Le bon chef au bon moment, Nagano était dans une bien meilleure position que la plupart des directeurs musicaux pour faire ce qu’il voulait.

Parmi ses premiers exploits figurait un projet s’étalant sur plusieurs saisons qui n’impliquait aucun risque pour la vente de billets, mais demandait une certaine audace artistique : un cycle enregistré de symphonies de Beethoven. Il est difficile de penser à une série de disques dont le monde avait moins besoin et, bien que Nagano ait ajouté certains des éléments thématiques attendus − la Pastorale était complétée par des commentaires écologiques de David Suzuki –, la compilation de 2015 d’Analekta n’a pas vraiment généré de sensation internationale.

Certains des enregistrements de Nagano avec l’OSM seront conservés en tant que contributions au catalogue. La sortie en 2018 d’une version de chambre de A Quiet Place de Leonard Bernstein a été remarquable. Nagano était un assistant de Bernstein à Vienne pendant la difficile recréation en 1986 de cet exercice autobiographique avec une distribution malhabile des rôles-titres. Non moins inhabituel fut L’Aiglon en 2015, un opéra quasi inconnu de 1937 sur Napoléon II, écrit conjointement par Arthur Honegger et Jacques Ibert. Vous direz ce que vous voudrez de ses sorties populistes, Nagano n’a jamais perdu son cachet international.

Il avait une véritable affection pour Montréal et son charme européen tant vanté. Si sa relation publique avec Yannick Nézet-Séguin et son Orchestre Métropolitain était essentiellement compétitive, elle était aussi, étrangement, complémentaire. Nagano était la figure internationale importée à Montréal. YNS était le Montréalais exporté ailleurs dans le monde. Il était tout à fait prévisible qu’en début de pandémie, on trouve l’un à Paris et l’autre à Montréal.

Les chefs ont manifestement des intérêts croisés − en novembre dernier, les critiques ont reçu le mandat intéressant de revoir en quelques jours les interprétations rivales de la Symphonie no 4 de Bruckner −, mais des approches divergentes. En gros, Nagano donne le ton, Nézet-Séguin donne les câlins.

Certains critiques affirment trouver Nagano trop prudent et trop soucieux du détail, un perfectionniste plutôt qu’un évangéliste. Il n’y a pas grand-chose en ce qui concerne la musique classique, du moins à des niveaux supérieurs, qui soit si clairement défini.

Pourtant, on pouvait difficilement éviter de faire une comparaison entre Nagano et son prédécesseur, Dutoit, qui − malgré les récentes manchettes − a fait de l’OSM un produit international qui s’est vu attribuer par Edward Greenfield du magazine Gramophone le panégyrique intemporel de « meilleur orchestre francophone et de loin, quoi qu’ils puissent en penser à Paris ».

Le Suisse de tempérament épineux avait une façon particulière de faire bouger cette musique. Il se pourrait aussi que le style plus agressif de Dutoit en répétition, suscitant l’obéissance et le ressentiment dans une égale mesure, ait ajouté une touche d’électricité à ses prestations.

« Il maintient une ambiance zen », a déclaré un vétéran de l’OSM à propos de Nagano. Personne n’aurait pu accuser Dutoit d’une telle pratique.

La réputation persistante de l’OSM en tant qu’orchestre « francophone », s’appuyant sur un vaste inventaire d’enregistrements sur étiquette Decca, a dû engendrer une certaine frustration chez Nagano lorsque des diffuseurs étrangers insistaient pour entendre le répertoire auquel l’orchestre était encore assimilé. Il a réussi à s’en tirer au cours de l’été 2018, lorsqu’il a emmené l’OSM à Cracovie pour interpréter La Passion selon saint Luc de Krzysztof Penderecki.

Une deuxième représentation de ce chef-d’œuvre dévotionnel de 1966, également en présence du compositeur, a été donnée en guise d’Ouverture spirituelle du Festival de Salzbourg en 2018. C’était tout un concert. Et cela ne fut possible que grâce à l’image d’élite de l’OSM et au profil de Nagano en tant que maître du modernisme.

La réputation est justifiée. Parmi les nombreux enregistrements qu’il a réalisés pour des étiquettes européennes, on trouve un inventaire des œuvres orchestrales du compositeur franco-américain radical Edgard Varèse (1883-1965). Le plaidoyer de Nagano pour la musique de Frank Zappa (1940-1993) est bien connu, bien que mal compris.

Nagano est également connu pour être un partisan de son compatriote californien John Adams. Un enregistrement comprenant comme œuvre phare le Harmonielehre du compositeur est paru en septembre dernier sur Decca, suivi en mai par l’album Penderecki sur BIS.

S’il n’est pas un grand champion de la musique canadienne, le chef a reconnu le potentiel du montréalais Samy Moussa, originaire d’Europe. Le Concerto pour violon « Adrano » de Moussa a été créé en novembre dernier avec Andrew Wan comme soliste. Un album d’Analekta comprenant cette œuvre (ainsi que le Concerto pour violon de Ginastera et la Sérénade de Bernstein) sera le dernier enregistrement de Nagano en tant que directeur musical de l’OSM.

Malgré toutes les réalisations contemporaines, Nagano préfère d’abord le répertoire de base austro-allemand puis celui des alentours. Classical Music: Expect the Unexpected comprend des chapitres consacrés à Bach, Beethoven, Bruckner et Schoenberg ainsi qu’à Messiaen, Bernstein et Ives. Ce livre a d’ailleurs été publié en allemand d’abord.

« Quand je viens à Berlin, je me sens respirer », m’a confié Nagano dans les coulisses de la célèbre Philharmonie de Berlin en 2004. « J’ai l’impression d’être dans mon foyer spirituel. »

Il est à noter que tout au long de ses quatorze ans à l’OSM, Nagano a maintenu ses engagements successifs à Munich et à Hambourg, où il reste le Generalmusikdirektor (directeur musical) de l’Opéra d’État. Le 14 août, il revient au Festival de Salzbourg, qui a réduit de taille ses événements, mais sans les annuler. Au programme : Das Lied von der Erde de Mahler avec l’Orchestre symphonique de la radio de Vienne.

Quand verra-t-on Nagano prochainement à Montréal ? L’orchestre s’est réuni cette semaine pour un « concert au volant » dans le stationnement de l’aéroport Trudeau sous la direction de Jacques Lacombe, mais n’a pas annoncé son calendrier 2020-2021. La directrice générale Madeleine Careau a déclaré à la Gazette de Montréal que Nagano ferait partie de la programmation. Elle a également avisé que le nombre de concerts serait réduit, de même que le nombre de spectateurs admis.

Nagano quittera ses fonctions le 31 août. Bientôt, la discussion passera de son héritage à la question urgente de son successeur. Quelques noms ont été évoqués, mais aucun n’est encore confirmé. La COVID-19 a non seulement entraîné l’annulation des concerts dirigés par des candidats potentiels, mais elle a aussi perturbé à long terme les programmations partout dans le monde. Il est fort possible que 2020-21 ainsi que 2021-22 soient des saisons interrègnes. Les fidèles continueront-ils à renouveler leur abonnement ?

Les inconnus sont abondants dans le monde post-COVID-19. Au moins, le prochain directeur musical de l’OSM peut être sûr d’hériter d’un orchestre de calibre international et de travailler dans un environnement urbain favorable aux arts.

Comme le disait un certain Kent Nagano à propos de Montréal en 2004 : « Elle ne ressemble à aucune ville que j’ai visitée. C’est certainement unique en Amérique du Nord. »

« Cela ne veut pas dire que c’est parfait ou paradisiaque. Mais c’est une ville fascinante, où il y a tellement d’énergie. Et au moins, je sens le potentiel de faire de la bonne musique. Il est difficile d’expliquer cela de manière raisonnable ou rationnelle. »

Traduction par Andréanne Venne

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A propos de l'auteur

Arthur Kaptainis has been a classical music critic since 1986. His articles have appeared in Classical Voice North America and La Scena Musicale as well as Musical Toronto. Arthur holds an MA in musicology from the University of Toronto. From 2019-2021, Arthur was co-editor of La Scena Musicale.

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