Elisa Citterio et Tafelmusik: Une nouvelle approche de la musique ancienne

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J’aime Wozzeck », dit Elisa Citterio, 43 ans, installée confortablement dans un coin de Trinity-St. Paul’s, l’église rénovée de Toronto où Tafelmusik présente la plupart de ses concerts. « Je l’ai joué deux fois. Et Lulu. »
Si les opéras d’Alban Berg semblent être un curieux choix de prédilection pour la directrice musicale du plus célèbre ensemble baroque du Canada anglais, ils reflètent fidèlement l’éducation d’une violoniste qui a grandi à Brescia, située à une heure de Milan, et qui rêvait dès son enfance de jouer dans l’orchestre de La Scala.

Elisa Citterio a réalisé son rêve, après une formation orthodoxe comme violoniste « moderne », d’abord en tant que violon solo de l’orchestre de l’Académie de La Scala, puis, en 2004, en obtenant une position dans la fosse de la célèbre maison. Mais rapidement, elle poursuit un rêve parallèle – nécessitant un violon différent, une technique différente et un état d’esprit différent – avec des groupes tels que Dolce & Tempesta, Europa Galante, Accademia Bizantina, Accordone, Zefiro, la Venexiana, La Risonanza, Ensemble 415, Concerto Italiano, Orquestra del Monsalvat, Il Giardino Armonico et Orchestra Academia 1750.

« J’ai le sentiment d’avoir toujours partagé ma vie entre ces grands engagements – entre un des meilleurs orchestres modernes et de très bons ensembles baroques, déclare Citterio. Je ne peux pas dire que le va-et-vient entre deux mondes qui ignoraient tout l’un de l’autre a été facile. Mais ensuite, ce poste est apparu ici… »

Elle parle de l’offre d’emploi faite par Tafelmusik fin 2016. Citterio a fait ses adieux à La Scala, à l’Italie et au vibrato continu et s’est installée à Toronto pour succéder à Jeanne Lamon, qui prenait sa retraite après trente-trois ans à la barre. Sa fille Olivia suit maintenant des cours de violon Suzuki à Toronto et apprend l’anglais à la garderie. « Elle parle bien l’anglais, mieux que moi », dit Citterio, non que les accents soient rares dans une ville aussi multiculturelle.

Photo: Daniel Banko, Banko Media

Citterio est sans conteste bilingue dans les styles baroque et moderne. Elle peut sans doute prétendre parler couramment plusieurs langues, étant donné sa connaissance des exigences de la musique de la période classique et même des styles de la fin du XIXe siècle. Armée de trois répliques de violons – baroque, classique et moderne – ainsi que d’un alto et de dix archets de différentes spécifications, elle couvre un large répertoire.

Les différents styles interagissent. Citterio se souvient avec enthousiasme comment son intense formation baroque à Bâle avec Chiara Banchini lui a fait renoncer à la mentonnière et, plus conséquemment, au vibrato. Le résultat heureux fut une nouvelle orientation vers la régulation du son par d’autres moyens.

« J’ai été formée pour donner du vibrato à chaque note, avec beaucoup de pression d’archet, dit-elle. Quand j’ai retiré le vibrato lors de l’entraînement baroque, j’ai dû modeler le son avec l’archet. J’ai dû réfléchir à la façon d’obtenir un beau son sans vibrato. Je n’y avais jamais pensé auparavant. Et lorsque j’ai cherché à obtenir un son avec l’archet et ajouté du vibrato, ce fut comme deux choses qui fonctionnaient vraiment bien ensemble. »

Sa reconversion baroque a également consisté à accepter le son simple des cordes ouvertes, que la technique standard du violon évite en raison de l’impossibilité de les rehausser par le vibrato. Selon elle, les joueurs baroques compétents devraient pouvoir passer d’une note arrêtée à une corde ouverte sans changement de son abrupt. C’est un art familier aux chanteurs – et Citterio a pu en entendre plus d’un à La Scala.

Citterio croit que son jeu « moderne » s’est amélioré grâce à sa formation baroque. « Non pas parce que je n’utilisais pas le vibrato, ajoute-t-elle, mais parce que j’avais conscience de la raison pour laquelle je l’utilisais autant. Je pouvais modeler davantage à partir du vibrato lent et rapide. Et parfois, si j’avais une corde ouverte, je pouvais modeler [la note]et passer à la note suivante “vibrato” en douceur. »

En tant que musicienne baroque, elle a exercé une certaine influence à La Scala, où on a tenté un jour de créer un accompagnement « baroque » pour Didon et Énée de Purcell sous un chef d’orchestre défunt que Citterio m’a demandé de ne pas nommer. « Les résultats furent horribles, se souvient-elle. Nous étions totalement désaccordés. Mais avec les bons instruments, tout est possible. Et trouver un certain type d’articulation est tout simplement plus facile avec un archet baroque. » Aujourd’hui, l’orchestre de La Scala est équipé convenablement et, selon elle, fait un travail décent dans le répertoire ancien.

Faire évoluer un orchestre baroque – surtout s’il a une longue histoire et une base d’abonnés fidèle – est un autre type de défi, que Citterio a relevé à Toronto. À la stupéfaction des adeptes de Tafelmusik, la saison 2019-20 s’est ouverte en septembre avec un programme combinant la Symphonie pour cordes n° 7 de Mendelssohn, un arrangement du Scherzo tiré du Songe d’une nuit d’été, une commande du compositeur Andrew Balfour de Winnipeg et ce classique bien-aimé des orchestres de chambre « modernes », la Sérénade pour cordes de Tchaïkovski.

Il ne s’agissait pas simplement de jouer une œuvre de 1880 comme si celle-ci avait été composée 200 ans plus tôt. Citterio a organisé un atelier pour préparer les musiciens. Ils ont étudié des enregistrements de musiciens et d’orchestres du début du XXe siècle ayant des liens avec le XIXe siècle.

« Nous avons découvert un son totalement différent, par rapport à nous, en tant qu’orchestre baroque, et par rapport aux “modernes”, déclare Citterio. Quelque part entre les deux styles. »

Les cordes en boyau, le tempo rubato, le portamento – tous ces éléments et d’autres encore ont été pris en considération. « Nous ne pouvons pas nous contenter d’utiliser notre expérience pour “revenir du passé”. Nous devons comprendre l’évolution des instruments et des archets, pourquoi ils déplacent le coup vers la partie supérieure de l’archet, parce qu’ils voulaient un certain type de son. »

Tout cela est très intéressant, mais qu’en est-il du public ? Personne ne s’abonne à Tafelmusik par amour pour Tchaïkovski.

« Certains nous ont demandé : “Que faites-vous à cet orchestre ?” avoue Citterio. J’ai dû expliquer les raisons. »

« C’était risqué. Mais après les concerts, nous avons eu des ovations incroyables chaque soir. Et tant de félicitations. Nous n’avons jamais reçu autant de félicitations après un concert. Je suis ravie, parce que ce que nous avons fait a été apprécié. »

Citterio décrit l’expérience comme la « pointe de l’iceberg ». Bien qu’il n’y ait pas encore de musique de la fin du XIXe siècle dans la programmation 2020-21 de Tafelmusik – on peut prédire sans risque de se tromper un certain Beethoven –, un autre « B » pourrait bien apparaître la saison suivante.

Non pas qu’une organisation identifiée sur son site web comme « Tafelmusik Orchestre baroque et Choeur de chambre » soit susceptible d’abandonner sa mission principale. Le premier enregistrement de Tafelmusik sous la direction de Citterio s’intitule Vivaldi con Amore. Un programme, au début du mois de février, met en vedette Vittorio Ghielmi, un virtuose italien de la viole de gambe, dans des œuvres de Rameau, Marais, Lully et autres compositeurs français.

Comme sa prédécesseure (« la formidable Jeanne Lamon »), Citterio cède parfois la vedette à des musiciens en visite et même à des chefs d’orchestre. Le vétéran Ivars Taurins, maître de chœur de Tafelmusik, que l’on retrouve tous les ans dans le Messie de Haendel, sera chargé de la Passion selon saint Jean de Bach à la fin du mois de mars sur la scène du Koerner Hall. Tout indique qu’Alison Mackay, gambiste de longue date de Tafelmusik, continuera à produire des spectacles multimédias inventifs. Le prochain, The Indigo Project, est consacré à Indigofera tinctoria, le colorant royal des cours des Bourbons (ainsi que des gens du peuple) qui était cultivé à la fois en Inde et en Amérique.

En tant qu’interprète italienne, Citterio pense qu’elle apporte à la musique un enthousiasme pour le contraste, dans l’esprit qui animait l’architecture et la peinture du baroque italien. Chercher l’âme vocale de la musique est une chose naturelle pour une ancienne interprète de La Scala. « Et pas seulement la mélodie », prévient-elle.

Comme le démontre amplement la saison 2019-20, Bach et Haendel restent au cœur de cet ensemble, dont le nom allemand évoque une collection de musique d’orchestre et de chambre de Telemann. Citterio vénère le grand J.S. et accepte de nommer uniquement Monteverdi comme son égal en musique ancienne.

Si les courants musicaux abandonnent leurs préjugés et tolèrent le vibrato ou son absence, tant mieux. « Je ne dis pas que le public doit choisir entre nous et un orchestre moderne, dit-elle. Ce sont deux expériences différentes. Le public peut entendre les deux. »

« Le plaisir est toujours de mise quand on assiste à un concert. Oui, je pense à des détails techniques comme spectatrice. Mais si le concert m’émeut, ça me suffit. Je veux que les spectateurs vivent un moment de joie, de connexion avec la musique et les musiciens. C’est tout ce que je souhaite. »

Traduction par Mélissa Brien

www.tafelmusik.org

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A propos de l'auteur

Arthur Kaptainis has been a classical music critic since 1986. His articles have appeared in Classical Voice North America and La Scena Musicale as well as Musical Toronto. Arthur holds an MA in musicology from the University of Toronto. From 2019-2021, Arthur was co-editor of La Scena Musicale.

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