Jazz : Classiques revus … et corrigés

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Pierre-Yves Martel – Quartetski et le loup
(Bartók et Prokofiev dans le collimateur)

Depuis son arrivée à Montréal en 2004, Pierre-Yves Martel a fait son chemin. Armé d’une contrebasse et d’une viole de gambe, ce fils de la capitale nationale s’est pleinement intégré dans notre scène, son succès reposant sur sa polyvalence. D’une part, il s’est donné de la visibilité comme membre permanent de la formation Constantinople des frères Tabassian, groupe tous azimuts à la confluence de la musique persane et celles d’autres traditions. D’autre part, Martel s’est inséré dans le monde des musiques créatives, autant chez nous – par sa présence au sein du ­collectif Ambiances Magnétiques – que par ses associations avec des partenaires étrangers (v. référence discographique ci-dessous).

Autre corde à son arc, il dirige une formation au nom singulier, Quartetski, spécialisée en relectures audacieuses d’œuvres de ­compositeurs classiques. Au fil des ans, lui et ses complices se sont attaqués à des musiques de toutes les époques, commençant en 2006 par Prokofiev (le nom du groupe étant donc un clin d’œil à ce compositeur), puis suivis par Éric Satie, Henry Purcell, Tobias Hume, Igor Stravinski et, le dernier en date, Bela Bartók.

Début avril, il propose de présenter des extraits de Mikrokosmos, grand opus pour piano solo du célèbre Hongrois. Le concert reprendra les 29 miniatures figurant sur le disque le plus récent, retravaillées considérablement par l’ensemble. Mais Martel nous réserve deux surprises pour cette occasion.

« J’avais eu l’idée du concert pour marquer les dix ans de Quartetski, explique Martel, avant de faire une mise en garde : j’aurais bien pu reprendre mon premier projet, les Visions fugitives de Prokofiev, pour faire la boucle avec le Bartók, mais cela me semblait trop évident. Je me suis fixé sur une autre œuvre du ­compositeur russe, Pierre et le loup. Cependant, je vais utiliser le texte littéraire plutôt que la partition comme matière à créer une musique originale, démarche inédite pour mon groupe. »

Réservée pour la seconde partie de la soirée, cette pièce suivra une autre première avant ­l’entracte, celle-là intitulée Makrokosmos. Toujours selon Martel : « Après avoir repris Le sacre de Stravinski en 2013 à l’occasion du centenaire de sa création, je voulais me tourner vers quelque chose de moins massif, d’où mon choix des miniatures de Bartók. À celles-ci, je vais ajouter cette autre première, une pièce de plus longue durée et assez minimaliste dans ses matériaux, question d’explorer une autre avenue. »

Pour l’automne, Martel et ses acolytes reviendront à la charge avec leur projet le plus jazzistique : la musique de Duke Ellington, ­étirée dans tous les sens avec le concours de Martin Tétreault aux tables tournantes et vinyles assortis. On en reparlera sûr et certain.

Dernière heure : Josh Zubot, résidant désormais à Vancouver, sera remplacé par un autre violoniste, Guido del Fabro.


» Quartetski en concert, mardi 4 avril, 20 h, Gesù centre de créativité. Production SuperMusique.

» Pistes d’écoute
Quartetski Does Bartok
– Ambiances Magnétiques AM 224, 2016.
Drought
(P.-Y. Martel, vièle, C.-L. Hübsch, tuba et  P. Zoubek, piano) – Tour de Bras, 2016

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Misha Mengelberg
(5 juin 1935–3 mars 2017)

Peu de musiciens – professionnels, entendons-nous – seraient enclins à dire qu’ils ne sont pas très bons. Le pianiste batave Misha Mengelberg, lui, admit dans une entrevue qu’il était pourri comme instrumentiste. Pourtant, cette faiblesse ne l’empêcha pas de mener une ­carrière de près de cinquante ans et d’être célébré dans son pays comme père fondateur d’un ­mouvement de jazz d’avant-garde en Europe.

Mesuré aux capacités techniques des jeunes de notre temps, il leur arrivait à la cheville. Mais ceux-ci en revanche auraient du mal à proposer une vision artistique aussi singulière que cet ­iconoclaste aux habiletés modestes. Né à Kiev de parents musiciens – son père était chef ­d’orchestre, sa mère harpiste –, le jeune Misha semblait avoir une voie toute classique tracée devant lui. Mais il bifurqua vers le jazz après un retour familial obligé aux Pays-Bas. C’est là qu’il découvre Thelonious Monk, le seul personnage de sa vie qui semble l’avoir impressionné, selon sa réponse à une question posée dans un film documentaire réalisé à Londres en 2011, date de ses dernières prestations à l’étranger.

Les années 1960 le marquent aussi à vif : à Amsterdam, un mouvement anarchique (les provos) ne le laisse pas indifférent, ni les ­tendances d’avant-garde, notamment le collectif pluridisciplinaire Fluxus ou le free jazz. Deux rencontres sont aussi déterminantes, celles avec le batteur Han Bennink et le joueur d’anches Willem Breuker. En 1967, ils mettent sur pied le BIM (fondation pour la musique improvisée) et une étiquette de disques ICP (Instant Composers Pool), tous deux bénéficiant de fonds publics.

Suivant une brouille avec le saxo, le pianiste assume la direction d’un collectif à géométries variables, du moins jusqu’aux années 1980, lorsque le groupe se cristallise en un ensemble d’une dizaine de musiciens.

Cette formation est justement celle qui a été applaudie vivement à quatre reprises au cours des quinze dernières années à la Sala Rossa, le dernier passage (en 2012) sans son chef, terrassé par la maladie d’Alzheimer. (Depuis, l’ensemble a recruté un nouveau pianiste, Guus Jaanssen, un parfait remplaçant, tout aussi malin que son prédécesseur, mais plus prolixe au clavier.)

Musicien visiblement à contre-courant, Mengelberg était un chef antiautoritaire qui ne mettait jamais la bride au cou de ses troupes, au point de les laisser déraper à volonté, confiant de les voir retomber les pieds sur terre. Comme tout homme de conviction, il avait des opinions musicales tranchées : il ne se disait pas un grand admirateur d’Ellington et Mingus le rebutait, comme Bach d’ailleurs, « à part deux ou trois choses dans une de ses messes ».

Outre un corpus de compositions teintées d’un certain humour saugrenu, Misha Mengelberg lègue à ses comparses une façon de faire de la musique, un esprit qui permettra au groupe de poursuivre sa route et d’éviter le sort réservé aux orchestres fantômes, condamnés comme ils le sont à rejouer le seul répertoire de leurs chefs disparus. ICP forever !


www.icporchestra.com (pour catalogue CD de l’étiquette ICP).

Cordâme, Photo: Amélie Fortin

Cordâme, Photo: Amélie Fortin

Jean-Félix Mailloux et Cordâme
Autour de Satie

Il y a ceux qui osent être différents, et d’autres… différents des différents. Éric Satie était de ce nombre. Énigmatique personnage dans les annales de la musique, ce loup ­solitaire était un excentrique hors pair; doué d’un sens d’humour particulier – on pense aux titres de ses pièces –, il protégeait jalousement son intimité derrière ses allures mondaines. À titre d’exemple, il ne reçut jamais personne à son domicile à Arcueil en banlieue parisienne, hormis sa femme de ménage.

Musicalement, son œuvre détonne à son époque. Pour l’anecdote, il intitula sa toute première pièce, écrite au Conservatoire, Opus 62, ses professeurs n’appréciant nullement la ­plaisanterie. Résolument antigermanique – « Surtout pas de choucroute ! » disait-il –, sa musique se situe à des lieues des œuvres de grande envergure de l’époque, savamment orchestrées sur des trames harmoniques ­truffées de chromatismes. Majoritairement composées pour le piano, ses partitions ne s’étalaient que sur quelques pages à peine, noircies de notes. Dépouillée au point d’être ascétique, sa musique s’écarte peu d’une tonalité et se déploie souvent dans une lenteur toute caressante de sensualité pour l’oreille.

Tous ces traits interpellent Jean-Félix Mailloux. Contrebassiste de profession, il avoue entretenir une relation spéciale avec l’univers satien, laquelle remonte à sa ­jeunesse. « À 13 ans, je l’ai découvert dans un cours de musique à mon école, se souvient-il, et ça m’a parlé : je sentais un lien d’appartenance à son monde musical, basé sur cette harmonie modale qui ne repose pas sur des accords, mais sur des gammes. Au fil des ans, j’ai lu sur lui et écouté des disques, les plus connus étant ceux d’Aldo Ciccolini, longtemps le seul à défendre son œuvre. »

Il y a un peu plus d’une douzaine d’années, le bassiste forma son premier groupe, sans nom au début avant de s’appeler Cordâme. S’inspirant d’abord du Masada String Trio de John Zorn, Mailloux élargit le concept, en conservant toutefois les saveurs mondialistes de l’Orient, ses disques chez Malasertes Musique témoignant de ses préférences.

Quant à son projet Satie Variations, il l’a créé à l’occasion du Festival Montréal en Lumière de l’an dernier, coïncidant avec le 150e anniversaire de naissance du compositeur. Pourtant, la prestation donnée tout juste après à Rideau, la foire québécoise des diffuseurs culturels, lui a vraiment ouvert les portes. « Ce spectacle m’a permis de décrocher une ­cinquantaine d’engagements à l’échelle de la province (dont plusieurs à Montréal dans le circuit des Maisons de la culture). »

Ce mois-ci, il entame la dernière tranche de son périple avec huit concerts en avril et un au début mai. Signalons enfin que Mailloux ­propose un programme mixte, comprenant les célèbres Gymnopédies et Gnossiennes, quelques titres plus obscurs (Air à faire fuir, par ex.), le tout arrondi de compositions ­originales, certaines étant des remaniements complets, voire méconnaissables, des pièces du « maître d’Arcueil ». Non seulement les amateurs de Satie seront comblés, mais les amoureux de cordes aussi.


» Piste d’écoute – Satie Variations (Malasertes Musique, 2016)
» Calendrier des concerts : www.cordametrio.com

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A propos de l'auteur

Marc Chénard is a Montreal-based multilingual music journalist specialized in jazz and improvised music. In a career now spanning some 30 years, he has published a wide array of articles and essays, mainly in Canada, some in the United States and several in Europe (France, Belgium, Germany and Austria). He has travelled extensively to cover major festivals in cities as varied as Vancouver and Chicago, Paris and Berlin, Vienna and Copenhagen. He has been the jazz editor and a special features writer for La Scena Musicale since 2002; currently, he also contributes to Point of Departure, an American online journal devoted to creative musics. / / Marc Chénard est un journaliste multilingue de métier de Montréal spécialisé en jazz et en musiques improvisées. En plus de 30 ans de carrière, ses reportages, critiques et essais ont été publiés principalement au Canada, parfois aux États-Unis mais également dans plusieurs pays européens (France, Belgique, Allemagne, Autriche). De plus, il a été invité à couvrir plusieurs festivals étrangers de renom, tant en Amérique (Vancouver, Chicago) que Outre-Atlantique (Paris, Berlin, Vienne et Copenhangue). Depuis 2012, il agit comme rédacteur atitré de la section jazz de La Scena Musicale; en 2013, il entame une collabortion auprès de la publication américaine Point of Departure, celle-ci dédiée aux musiques créatives de notre temps.

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