Chorus pour Raymond Gervais 01/03/46 – 06/01/18

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Il s’est éteint en toute sérénité au crépuscule de ses 71 ans. Le 13 janvier dernier, je n’étais pas le seul à braver le froid sibérien et la tempête, j’étais l’un des nombreux témoins présents à l’ultime hommage rendu à ­l’artiste visuel Raymond Gervais. Reconnu pour sa bonne humeur et son rire facile, il était toutefois très sérieux par rapport à son travail, lequel n’était pas dénué de touches ludiques. Affable de nature, ce personnage exceptionnel ne faisait pas qu’exercer un métier : c’était la sève même de son existence.

Dans sa jeunesse, il a tâté de tout. Féru de musique, le jazz en particulier, il a travaillé comme disquaire, s’est adonné au saxophone en amateur pour ensuite organiser des concerts et s’impliquer comme animateur de l’Atelier de musique expérimentale (AME), un collectif de jeunes improvisateurs d’avant-garde des années 1970. Peu à peu, il s’oriente vers les arts picturaux, y trouvant un milieu plus accueillant à sa propre démarche ­d’artiste dit conceptuel. Autodidacte, il était guidé par l’intuition et l’improvisation, ­pratique retenue de la musique qui l’éprenait tant, au point de l’intégrer dans ses projets.

Dans sa quête de solitaire, il s’est affranchi des matériaux et médiums d’usage en arts plastiques : point de pinceaux ou de tubes de couleurs, pas de toiles, estampes ou gravures, pas même des sculptures ciselées au burin. L’objet comme tel n’était pas le but de son ­travail, mais bien l’idée qui l’engendrait et le sens à lui donner. Il ne se voyait pas comme créateur d’œuvres destinées à être accrochées en permanence au mur, mais comme metteur en scène qui agence soigneusement des objets bien concrets pour une exposition. À cette fin, il étalait en associations libres photos, vidéos, lutrins, platines, microsillons et pochettes (disques compacts et boîtiers plus récemment), provoquant ainsi une espèce de ­synesthésie entre l’ouïe et l’œil, le second appelé à entendre, la première à voir.

Finir 2012 photo rosascape

Par le médium visuel, Raymond Gervais avait réussi à faire converger tous ses intérêts, y trouvant aussi le moyen d’exploiter le réel au profit de l’imaginaire. L’un de ses artifices ­préférés consistait à imaginer des rencontres entre artistes d’époques et de pratiques ­différentes. À titre d’exemple, il présentait à Paris en 2012 sa dernière grande installation au titre, dira-t-on, prophétique : Finir. Dans celle-ci, il élabore une partition ouverte qui suggère un contrepoint entre deux de ses artistes fétiches, Debussy et Beckett. Sur une série de lutrins disposés en cercle dans ­l’espace, il dispose d’un côté des extraits des derniers écrits du dramaturge irlandais (Oh ! tout finir), les plaçant devant une autre série de lutrins portant chacune d’elle le nom des instruments que le compositeur ­voulait utiliser pour trois ultimes sonates non réalisées à sa mort en 1918.

Dans un clip vidéo réalisé en 2014, Raymond Gervais avait décidé de « travailler le son dans le silence pour mieux le regarder ». Fort heureusement, il a vécu assez longtemps pour que les regards soient portés sur lui en tant que défricheur de sentiers inexplorés. En 2010, la Fondation Nelligan lui décerne son prix Ozias-Leduc pour l’ensemble de son œuvre. Quatre ans plus tard, il est lauréat d’un prix en arts visuels et arts médiatiques du Gouverneur général du Canada. Toujours à l’affût de l’inusité et de l’inouï, Gervais appréciait beaucoup les­­­ ­coïncidences : il aurait sans doute été amusé par le fait que l’un des grands du jazz, Dizzy Gillespie, soit décédé le même jour que lui (6 janvier) vingt-cinq ans plus tôt et… du même mal.

« Mon travail, c’est un peu comme une façon de mettre en scène le regard et l’écoute. »

À voir en ligne sur YouTube :
Raymond Gervais – Le regard et l’écoute

 

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A propos de l'auteur

Marc Chénard is a Montreal-based multilingual music journalist specialized in jazz and improvised music. In a career now spanning some 30 years, he has published a wide array of articles and essays, mainly in Canada, some in the United States and several in Europe (France, Belgium, Germany and Austria). He has travelled extensively to cover major festivals in cities as varied as Vancouver and Chicago, Paris and Berlin, Vienna and Copenhagen. He has been the jazz editor and a special features writer for La Scena Musicale since 2002; currently, he also contributes to Point of Departure, an American online journal devoted to creative musics. / / Marc Chénard est un journaliste multilingue de métier de Montréal spécialisé en jazz et en musiques improvisées. En plus de 30 ans de carrière, ses reportages, critiques et essais ont été publiés principalement au Canada, parfois aux États-Unis mais également dans plusieurs pays européens (France, Belgique, Allemagne, Autriche). De plus, il a été invité à couvrir plusieurs festivals étrangers de renom, tant en Amérique (Vancouver, Chicago) que Outre-Atlantique (Paris, Berlin, Vienne et Copenhangue). Depuis 2012, il agit comme rédacteur atitré de la section jazz de La Scena Musicale; en 2013, il entame une collabortion auprès de la publication américaine Point of Departure, celle-ci dédiée aux musiques créatives de notre temps.

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