Nicole Lizée : Adepte de la Hantologie

0
Advertisement / Publicité

This page is also available in / Cette page est également disponible en: English (Anglais)

« Que se passe-t-il lorsque vous dénichez un spectre et lui redonnez vie dans une œuvre musicale ? »

demande Nicole Lizée. À cette question et dans la mesure où il est possible d’y répondre, madame Lizée nous propose des compositions qui dialoguent avec les univers oniriques des films de David Lynch, Stanley Kubrick et Alfred Hitchcock ou qui fusionnent gadgets surannés et déréglés et instruments de musique de chambre occidentale pour ­révéler la mystérieuse faille temporelle entre le présent et le passé, résultat d’une interaction humaine avec les médias et les technologies.

Nicole Lizée, Photo: Marc Bourgeois

Nicole Lizée, Photo: Marc Bourgeois

Sources sonores

Née en 1973 à Gravelbourg, une petite ville de la Saskatchewan, Nicole Lizée poursuit ses expériences acoustiques en étudiant le piano à l’Université de Brandon au Manitoba, avant d’obtenir une maîtrise en composition à McGill au début des années 2000.

Aujourd’hui résidente de Lachine, un arrondissement du sud-ouest de Montréal, Nicole Lizée peut s’enorgueillir des commandes reçues d’importants organismes et ensembles de musique nouvelle, notamment le Kronos Quartet, ECM+, le Gryphon Trio, la San Francisco Symphony, l’Architek Percussion, la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ), l’Orchestre du Centre national des Arts, CBC Radio-Canada et Tapestry Opera. Jouées à Carnegie Hall et au Royal Albert Hall, ainsi qu’aux festivals BBC Proms, Bang On a Can et Luminato à Toronto, ses créations ont contribué à sa renommée tant au Canada qu’à l’étranger. En 2013, elle a remporté le prix Jules-Léger pour la nouvelle musique de chambre du Conseil des arts du Canada de même qu’un prix Opus. En 2015, dans le cadre du programme de mentorat des prix du Gouverneur général pour les arts du spectacle, elle est devenue la protégée du compositeur oscarisé de musiques de film Howard Shore et, l’année dernière, elle a obtenu le prestigieux Lucas Artists Fellowship Award.

Nicole Lizée, Photo: Marc Bourgeois

Nicole Lizée, Photo: Marc Bourgeois

Ayant baigné dans la musique de variété et de film de ses parents avant de s’imprégner à l’adolescence de l’univers de MTV, de la new wave, du heavy métal et des artistes de la contre-culture Red Hot Chili Peppers et The Smiths, Nicole Lizée exprime sa passion pour les sons et les bruits en assimilant une riche palette de couleurs sonores. « J’ai grandi dans la musique de tous genres, confie-t-elle. Certains m’ont influencée, pas tous. En fait, je suis attirée par les gens qui s’adonnent à leur passion et dont l’objectif principal n’est pas le succès commercial. »

Appartenant à ce qui est couramment appelé la « génération X » – qui s’étend à peu près du milieu des années 1960 au début des années 1980 –, Nicole Lizée subit toutes les influences exercées par l’évolution et la diffusion rapides des médias et des technologies, ­tandis que l’assouplissement des styles alors bien définis lui permet de toucher à tout ce qui peut lui tomber sous la main, notamment le piano classique, la guitare et la batterie.

« J’étais très réceptive aux sons, poursuit-elle. Pendant un certain temps, j’ai hésité entre jouer de la batterie dans un groupe de heavy métal, composer de la musique expérimentale pour des émissions de télé ou des films ou collaborer avec Kate Bush. » Au bout du compte, elle a choisi l’école de musique. « Je savais que je voulais continuer à faire de la musique et apprendre à composer. »

Ses études à McGill ont porté fruit : sa carrière en composition alterne avec un calendrier chargé de concerts, comme platiniste avec son groupe psychédélique surréaliste SaskPower (avec Steve Raegele à la guitare et le percussionniste Ben Reimer du Winnipeg Symphony Orchestra) ou à la barre d’appareils électroniques d’époque pour ­interpréter ses propres créations.

« Mon esthétique musicale gravite en grande partie autour de la célébration et de la renaissance d’appareils, de sonorités et de ­matériel analogiques – l’équipement à la fine pointe de la technologie des années 1960, 1970 et 1980, affirme-t-elle. C’est un univers sonore que j’affectionne particulièrement parce que j’ai grandi en leur compagnie, mon père en ayant été vendeur, collectionneur et technicien. »

Si ces supports analogiques ont maintenant grandement succombé au traitement numérique, leur faillibilité mécanique s’exprime bien différemment. Semblables au code binaire à la base de leur conception, les appareils numériques fonctionnent jusqu’à ce qu’ils se brisent. Les appareils analogiques ne meurent pas eux, continue-t-elle, ils prennent de la valeur dès lors qu’ils commencent à se détraquer. »

Nicole Lizée, Photo: Murray Lightburn

Nicole Lizée, Photo: Murray Lightburn

Avec ces appareils détériorés, aussi désuets qu’inusités – pensons au magnétophone à bobines, au stylophone ou à l’omnichord –, Nicole Lizée entend créer à la fois des sonorités et des perspectives nouvelles. « Je les utilise au sein d’un ensemble de chambre. J’en fais la notation et l’harmonie, les musiciens apprennent à les manipuler – je trouve une façon d’en jouer comme un violon, un vibraphone ou un autre ­instrument – et c’est ainsi qu’ils s’intègrent au groupe. »

Si dispositifs défectueux, déréglés et dénaturés et œuvres de chambre semblent ne pas faire bon ménage, la progression de l’atelier à la salle de concert a été spontanée. « C’est très naturel pour moi de faire côtoyer ces deux univers, soutient-elle. Un oscillateur et une console de jeu sont des instruments ou des sources sonores au même titre qu’un piano ou une guitare. » Cette convergence a donné lieu à des pièces comme Arcadiac (2005–8) pour consoles d’arcade des années 1970 et 1980, vidéo et orchestre; ou Karappo Okesutura (2006) pour rubans karaoké usés et recollés de musique pop, ensemble de chambre et mezzo soprano.

« Selon moi, tout a un potentiel musical, mais il ne s’agit pas d’une appréciation arbitraire, je dois y trouver un sens profond. »

Extraire des sons de sources improbables

Nicole Lizée, Photo: Marc Bourgeois

Nicole Lizée, Photo: Marc Bourgeois

Les œuvres de Nicole Lizée sont toutefois bien plus qu’une bouffée de nostalgie. « Mon passé fait partie de ma création parce qu’il est riche d’éléments artistiques et de supports pas forcément artistiques [que]je veux transposer dans le milieu des arts. » En raison de leur ­production commerciale et de leur nature éphémère, souvent jetable, les matériaux qu’elle utilise n’ont pas pour la plupart la qualité artistique requise. « Je suis attirée par les appareils qui, à un moment donné, étaient indispensables dans la vie d’une majorité qui les a ensuite rapidement oubliés, remplacés ou mis au rebut. »

« Ce sont des spectres. Des créatures d’une époque révolue qui ont connu leur heure de gloire avant de tomber dans l’oubli. Et ensuite, me direz-vous ? Que se passe-t-il lorsque vous dénichez un spectre et lui redonnez vie dans une œuvre musicale ? »

Cette croisée de l’immatériel et du matériel est à l’origine de bon nombre de ses compositions. Fantômes technologiques imparfaits et autosuffisants qui errent hors de l’espace-temps, ils attirent l’attention sur la matérialité et la singularité de cet autre monde. La remise en contexte de ces supports fantomatiques mène à ce qu’elle appelle une « hantologie musicale ». Contraction du mot « hanté » et du ­suffixe « -ologie », la hantologie est un terme inventé par le philosophe français Jacques Derrida pour décrire la disjonction causée par la manifestation d’un spectre du passé qui hante le présent. À une époque de capitalisme tardif, la technologie obsolète est le parfait canal ­d’expression des créatures d’un autre temps.

L’hommage Hitchcock Études en est un bon exemple. Sur le plan sonore, il rappelle les premières expérimentations de John Cage dans les années 1950 et 1960 et les mélodies dérivées de données vocales de Steve Reich dans Different Trains (1988), mais il se distingue par la bande-vidéo défectueuse qui accompagne l’ensemble instrumental. La pièce fait partie de la tétralogie Criterion Collection, avec des pièces dédiées à Kubrick, Lynch et Tarantino.

« Pour cette œuvre, je me suis inspirée de l’acte de visionnement ininterrompu de films de Hitchcock, comme je le faisais quand j’étais petite. La pellicule se détériorait ou s’emmêlait, mais je continuais à les regarder, se rappelle-t-elle. Les couleurs se mélangeaient, des bruits se faisaient entendre, des scènes devaient être coupées et raboutées. J’ai toujours adoré ces images et ces sons. »

Hitchcock Études: Schoolhouse Étude de Nicole Lizée – Piano: Megumi Masaki; Vidéo: Nicole Lizée

Le bégaiement de Norman Bates dans Psychose est magnifique sur une bande magnétique essoufflée. « Pour la plupart, il s’agit d’un accroc sonore à remplacer, remarque-t-elle. Pour moi, c’est un son qui se combine à merveille à un vibraphone ou une batterie. »

Au-delà des sons, « il s’agit d’un nouveau souffle de vie pour cette pellicule, ce film, ces personnages. Un rêve fiévreux […] qui devient plus intense, imprévisible et psychédélique, explique-t-elle. Je veux arrêter le temps au moment même où se produit la défaillance pour y rendre hommage. Grâce à cette anomalie, nous découvrons un autre monde. »

Pour arriver à jumeler bande défectueuse et ensemble de chambre, Nicole Lizée transcrit les dérèglements sonores en notation musicale. C’est à McGill qu’elle a adopté cette approche méticuleuse de la ­notation pour sa composition de maîtrise pour platiniste et orchestre, intitulée RPM (1999, rév. 2005) qu’elle a fait paraître sur son premier CD, This Will Not Be Televised (2008).

Paolo Kapunan / DJ P-Love

Paolo Kapunan / DJ P-Love

Madame Lizée se souvient d’une émission spéciale à MTV sur les platinistes de New York au début des années 1980 qui l’avait passionnée. « Pour moi, c’était la quintessence de la créativité : exploiter un appareil jamais conçu pour une telle utilisation afin d’en faire de la musique. Voilà l’essentiel de ma démarche créatrice : extraire des sons de sources improbables. »

Après avoir accepté d’interpréter son concerto, Paolo Kapunan, étudiant en trompette à McGill, est devenu son grand ami et collaborateur. « L’image de Denys Bouliane dirigeant Paolo dans sa chambre, en dessous de la mezzanine, demeure gravée dans ma mémoire, confie-t-elle. Incrédule, je voyais que les notations que Denys [Bouliane] déchiffrait – manipulation de disques, transposition et tout le reste – allaient prendre vie. C’est un moment dont Paolo et moi rions toujours : ses sous-vêtements jonchant le plancher et ce chef [présent dans la pièce]. »

Paolo Kapunan, également connu comme platiniste de scratch sur la scène montréalaise sous le nom de DJ P-Love, a récemment ­interprété Bookburners avec Stéphane Tétreault. Extrait de l’album éponyme de 2014, le morceau pour tourne-disques et violoncelle a été en nomination pour un prix Juno en 2016 dans la catégorie Composition classique de l’année.

Bookburners de Nicole Lizée – Violoncelle: Stéphane Tétreault; Platines: P-Love

Cette année, Nicole Lizée est plus occupée que jamais avec une ­participation au Sydney Festival, puis une collaboration avec ­l’ensemble de nouvelle musique de Vancouver Standing Wave au PuSh International Performing Arts Festival.

Standing Wave

Standing Wave

L’ensemble Standing Wave sera de passage à Montréal en février, à l’occasion du festival Montréal/Nouvelles Musiques de la SMCQ, du 23 février au 4 mars. Sous le thème « Retour vers le futur », une soirée est entièrement consacrée à la compositrice qui y présentera trois œuvres : Ouijist (2013) pour flûte alto, percussion, violon, contrebasse et spectres; Sculptress (2010) pour clarinette, piano, percussion, ­violon, violoncelle et machines d’époque – un hommage à la pionnière de la musique électronique Delia Derbyshire; et Hitchcock Études (2010) pour piano, accrocs sonores et film.

Le 11 mars, dans le cadre du New Creations Festival, le Toronto Symphony Orchestra accompagné du Kronos Quartet créera un « documentaire dénaturé » de 20 minutes intitulé Black MIDI. Inspirée du genre musical éponyme, cette œuvre superpose tellement de notes que, si elle faisait l’objet d’une notation traditionnelle, la page serait noire d’encre.

« Suivre une tendance par convention ne m’intéresse pas du tout, conclut-elle. Mon écriture serait tout autre si je me pliais à cette façon de faire. »

Traduction : Véronique Frenette


Sculptress: The Music of Nicole Lizée du festival Montréal/Nouvelles Musiques de la SMCQ. 1 mars, 21 h, Agora Hydro-Québec–Cœur des sciences–UQAM. www.smcq.qc.ca

This page is also available in / Cette page est également disponible en: English (Anglais)

Partager:

A propos de l'auteur

Kiersten van Vliet was the Web Editor and an Editorial Assistant for La Scena Musicale from 2015–17.

Laissez une réponse

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.