Magda Olivero – La Verissima – 2e partie

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« Avoir eu l’honneur de présenter cette grande dame a été un des plaisirs mémorables de mes années passées au Metropolitan. »

– M. Chapin

Suite à mon premier article sur Magda Olivero, j’aimerais maintenant raconter mon aventure à travers les diverses étapes qui m’ont permis de mieux comprendre le phénomène Olivero. Après avoir enregistré la représentation d’Adriana Lecouvreur à Hartford en 1969, séduit, j’ai décidé de donner suite à mon idée d’enregistrer et d’archiver toutes ses prestations. Je l’ai donc rejointe à Dallas où elle chantait Fedora dans l’opéra du même nom de Giordano. Un second enregistrement s’ajoutait à ma liste d’opéras qui n’allait pas tarder à augmenter car j’avais décidé, après Dallas, de poursuivre mon projet en Italie. Je prends le même avion qu’elle en direction de Milan. Arrivés à l’aéroport de Malpensa, elle m’invite à monter à bord de la voiture de son mari, Aldo Busch, un ingénieur d’origine suisse. Une agréable amitié s’installe entre nous; je serai dorénavant son invité à tous les opéras auxquels elle participera. J’étais devenu, davantage que son groupie, son collaborateur et presque son confident.

En décembre 1969 à Livourne, j’assiste à un second Adriana, puis I Quatro Rusteghi de Wolf Ferrari au Teatro Nuovo de Turin. En janvier 1970, c’est l’Iris de Mascagni à Piacenza et La Voix humaine de Poulenc chantée en italien: La Voce umana, au Teatro Regio de Parme. En mai, au Maggio Musicale Fiorentino, elle accepte une proposition plutôt inhabituelle: le triple rôle d’une cartomancienne, d’une chiromancienne et d’une astrologue dans un opéra d’Henri Sauguet: La Voyante. Ce sera la première fois que Magda chante un opéra complet en français. Henri Sauguet, qui dirigeait, écrira à Magda: « Merci mille fois et bravo de tout cœur. Votre auteur et admirateur reconnaissant. »

La même année en juin 1970 à Amsterdam, les choses se sont un peu corsées lors d’une représentation, en version concert, de Medea de Cherubini au Concertgebouw. Magda avait obtenu pour moi un très bon siège au centre de la première rangée de la mezzanine. Confiant, j’installe donc les 2 microphones sur la balustrade. On ne pouvait guère être mieux placé pour enregistrer. Jusque-là tout se déroule sans problème. Magda vient de triompher dans Medea, un des rôles les plus complexes du répertoire. L’opéra terminé, en rangeant mon matériel, je me fais taper discrètement sur l’épaule par un agent de sécurité qui me demande poliment de lui remettre les bobines de l’enregistrement que je viens de faire. J’acquiesce à sa demande…si j’ose dire. Après avoir fouillé dans mon sac de rangement, je me redresse et lui donne 2 bobines vierges. Il repart satisfait. La Medea d’Amsterdam est sauvée.

Une dernière aventure et non la moindre: ses débuts au Metropolitan Opera de New York dans le rôle de Tosca. Le fait que Magda n’avait jamais été invitée auparavant à chanter au Met était selon les amateurs d’opéra une omission impardonnable. Pour la direction du Met, Olivero était une « has been », une cantatrice des années 30. L’honneur revient à Marilyn Horne d’avoir approché Schuyler Chapin, alors directeur général du Met. Après avoir vu Olivero dans Tosca à Dallas, Marilyn Horne, bouleversée, s’empresse de faire part de ce qu’elle a vécu à Chapin. « Qui, Magda Olivero? » lui répond Chapin. « Mais elle doit avoir 65 ans passés. Comment peut-elle possiblement chanter et jouer Tosca? » Après que Marilyn Horne eut défendu son point par une analyse détaillée du style et de la technique d’Olivero, il fut décidé de l’engager pour trois représentations. Les débuts de Magda dans Tosca auront lieu le 3 avril 1975. Et M. Chapin d’écrire: « Avoir eu l’honneur de présenter cette grande dame a été un des plaisirs mémorables de mes années passées au Metropolitan. »

La salle était archicomble, le tout New York était présent: les fans, les critiques, les stars comme Zinka Milanov, Regina Resnik, Evelyn Lear, mais aussi des vedettes venues par curiosité et ne tenant pas à être reconnues.

Le rideau du 1er acte se lève sur la chapelle des Attavanti et après son « Mario, Mario, Mario » en coulisse, Tosca apparaît, accueillie par les cris et les applaudissements nourris de l’auditoire. Elle est racée, fière et sans âge. La voix était bonne et résonnait admirablement bien dans cette immense salle de 4000 places.

Au 2e acte, Tosca, après avoir été jetée sur le canapé par Scarpia, allongée, la tête renversée, commence à chanter son seul grand air de l’opéra, Vissi d’arte. Olivero va terminer cette prière en demandant au Seigneur pourquoi on la traite ainsi. D’une voix à la fois implorante et puissante, elle lance un « così » final qui enflamme la salle. La foule est debout, en délire. Devant ce déchaînement qui semble ne pas vouloir s’apaiser, Magda, qui ne s’attendait à une telle frénésie, reste immobile, surprise et manifestement émue. Une ovation record dans l’histoire du Met, 22 minutes bien comptées, presque autant que les 30 minutes d’ovation à la fin du 3e acte.

Elle me raconta par la suite la situation irréelle dans laquelle elle s’était retrouvée. Après le Vissi d’arte, ne sachant pas quand les applaudissements allaient se terminer, la coutume voulant que l’artiste garde sa position, elle n’osait pas bouger car à tout moment l’orchestre pouvait reprendre. Et le 2e acte était loin d’être terminé. À l’entracte, un auditoire, enfiévré et euphorique, se demandait s’il avait vraiment vécu ces moments aussi intenses que fabuleux, une soirée unique dans l’histoire de l’opéra. Et Walter Legge – producteur de presque tous les enregistrements de Maria Callas et mari d’Elisabeth Schwarzkopf – de dire: « Je n’ai plus aucun doute, c’est la Duse1 de l’opéra. »

Tosca, New York 1975

Au 3e acte, lorsque Tosca et Mario, enfin libres, s’apprêtent à fuir, elle lui dit qu’elle a tué Scarpia, « Io quella lama gli piantail nel cor » (« je lui ai planté cette lame dans le cœur. ») Un moment éprouvant pour la voix, car la soprano doit soutenir un contre-do exposé sur « lama » et immédiatement plonger dans son registre le plus grave pour terminer sur « nel cor ». Les férus d’opéra, connaissant l’angoisse des sopranos à l’approche de ce passage périlleux, attendent la phrase maudite. Et Olivero de lancer cette phrase assassine avec une telle assurance et une telle force que, dans toute la salle, on croit ressentir toute la puissance de l’acier pénétrer jusque dans les profondeurs du cœur. Après que Tosca se soit jetée par-dessus le parapet du Castel Sant’Angelo, le rideau tombe sur le dernier acte. La foule ne cesse de réclamer Magda: 32 rappels qui dureront une demi-heure, un record dans les annales du Met. Le critique newyorkais Harold C. Schonberg a écrit: « By the yells and screams of the opera buffs, one would have thought that a combination of Tebaldi and Callas was making her debut. »

Suite à cet immense succès, en 1979 le Met propose à Magda Olivero, âgée de 69 ans, d’entreprendre avec Luciano Pavarotti une tournée de 7 représentations de Tosca organisée par le Metropolitan Opera à travers les États-Unis. Ces Tosca seront les dernières pour Magda et Pavarotti aura été son ultime Cavaradossi.

En référence à cette Tosca du Met, je vais tenter d’expliquer d’où vient cette passion que déchaînait chacune des représentations de Magda Olivero. Je pourrais toujours invoquer la flexibilité de sa voix, son superbe phrasé, sa parfaite diction, son legato impeccable, son instinct dramatique… Mais quoi d’autre? Elle admettait que sa voix n’était pas belle au sens de beauté pure, mais qu’elle était du moins expressive et disciplinée. Et Magda d’expliquer; dans son français à elle: « La voix n’est que 40 pour cent d’une performance d’opéra, l’autre 60 pour cent se compose d’innombrables intangibles. Quand je chante, je ne pense pas à chanter, mais seulement au personnage et à vivre la scène. Bien sûr, pour faire cela, on a besoin d’une technique vocale à toute épreuve, autrement c’est impossible. Il ne faut jamais se dire « oh là », maintenant je dois me préparer pour atteindre cette haute note. Non, non, la voix doit être automatiquement là avant même de s’aventurer à interpréter ce que le compositeur demande. La technique doit toujours être au service du personnage et disparaître complètement devant la situation dramatique. Là où je sens vraiment ma pleine mesure sur scène, c’est en jouant plus qu’en chantant. Durant mes années de formation, la Duse a eu beaucoup d’influence sur moi, j’ai tout lu sur elle, examiné ses photos et spécialement étudié la gestuelle de ses mains, car pour moi, après la voix, ce sont les mains qui expriment le mieux les émotions. »

Je lui ai demandé comment elle se préparait lorsqu’elle abordait un nouveau rôle. « D’abord, je commence par étudier le personnage dans son contexte social et environnemental. Puis j’essaie de comprendre la personnalité de l’héroïne, ce qui s’est passé dans sa vie, car c’est très différent et souvent étranger à ma propre réalité. Durant tout le mois de préparation, je me sens comme malade, un malaise qui m’accompagne jour et nuit. Pendant la journée, j’apprends le texte et la musique; durant la nuit, mon subconscient prend la relève et assimile le personnage. Et puis un bon matin, je me réveille et dit « buon giorno » à la nouvelle personne qui dorénavant habite en moi. Le jour de la représentation, je ne suis plus vraiment moi-même. Je me rends au théâtre plusieurs heures avant le lever du rideau et je profite de ces moments paisibles pour m’unir à cette personne à qui je vais donner vie. Juste au moment d’entrer en scène, quand l’orchestre commence à jouer, il y a une espèce d’énergie subtile qui m’envahit. Je suis comme en transe, il n’y a plus de Magda Olivero, plus de technique. Tout ce qui reste, c’est la musique et le personnage. Les joies, les peines, les souffrances et très souvent la mort deviennent des expériences extraordinaires. Quand Adriana, Manon, Violetta, Cio-Cio San meurent, je meurs aussi et je puis dire qu’après être morte si souvent d’empoisonnement, d’exténuation, de maladie, de suicide, je sais ce que c’est que mourir. C’est certainement la raison pour laquelle après une représentation, je suis comme une convalescente et dans les jours qui suivent, lentement, je redeviens de nouveau moi-même. C’est une véritable résurrection dont je sors enrichie. Et voilà pourquoi je chante encore. »

Comme on l’a vu, Magda Olivero a commencé très tôt à chanter; c’était en elle, elle avait une voix qui portait, mais quand elle entreprit des études musicales plus sérieuses, ses professeurs lui ont dit qu’avec cette voix, elle n’avait aucune chance de faire carrière. Un peu découragée mais toujours déterminée à persister dans cette voie, elle cherche le professeur qui pourra l’aider et trouve chez le maestro Luigi Gerussi le seul qui osa dire le contraire de ses collèges et la prendre comme élève. Elle-même relate les longues années passées à maîtriser et perfectionner une voix difficile; une voix plutôt mince dotée d’une tessiture étendue et d’un vibrato serré. Avec l’effort et le temps, la voix prit de la rondeur tout en maintenant son agilité, le vibrato acquit de l’ampleur et la tessiture, un maximum d’aisance: un grave dramatique, un médium expressif et un aigu capable d’atteindre le contre-fa.

Enfin prête, Magda fera ses débuts à La Scala à 23 ans. À partir de 1934, c’est tour à tour Milan, Rome, Florence, Turin, Palerme, Venise et même Berlin qui profiteront de son immense talent d’actrice et de cantatrice. C’est la grande vedette des années 30 en Italie et l’interprète préférée des compositeurs de l’école dite « verismo ». En 1939, l’année où elle fait ses débuts dans Adriana, elle chantera dans plus de 60 représentations ajoutant 6 nouveaux rôles aux 36 déjà à son répertoire, un total de 42 rôles appris en seulement 6 ans. Presque autant que Callas et Tebaldi dans toute leur carrière. À son retour d’une tournée à Berlin avec la troupe de l’Opéra de Rome, le 19 juin 1941, elle épouse l’homme de sa vie et met abruptement fin à une prestigieuse carrière de presque 10 ans.

Concert, Amsterdam 1972

Pendant ces années, Olivero a participé en 1938, au premier enregistrement complet de Turandot ; elle chante Liù auprès de Gina Cigna en Turandot et de Francesco Merli. En 1940, elle grave 8 disques 78-tours dont: le célèbre È strano!… A fors’è lui… Follie, follie… Sempre libera… du premier acte de La Traviata. Cet enregistrement vaudra à Magda Olivero le grand prix de la critique « Oscar del Disco » en 1965. Dans un autre concours, organisé en 1969 par la revue Discoteca et le célèbre spécialiste de l’art vocal Rodolfo Celetti, l’objectif était de réunir et d’écouter tous les enregistrements existants de ce grand air de Violetta et de choisir la meilleure interprète. Encore une fois, Olivero remporte la palme. La liste des concurrents incluait de prestigieux noms: Tetrazzini, Capsir, Tebaldi, Callas, Sutherland, Moffo, Scotto, Zeani…

En 1953, elle retourne en studio pour enregistrer 5 nouveaux 78-tours de grands airs célèbres dont l’émouvant « Amami Alfredo » du 2e acte de La Traviata; c’est un des airs qu’on lui demandait très souvent de bisser. Puis il faudra attendre 1969 avant que la Decca lui offre un contrat pour un enregistrement complet de Fedora de Giordano et des extraits de Francesca da Rimini de Zandonai. En 1993, Magda entre pour la dernière fois en studio, pour enregistrer une version abrégée, avec piano, d’Adriana Lecouvreur. De tous les opéras qu’elle a le plus souvent chantés, Adriana et Traviata arrivent en tête, respectivement 114 et 102 représentations. Si on fait un bilan de tous ses enregistrements, on compte deux opéras complets et une vingtaine de 78-tours réalisés en studio et une énorme quantité d’enregistrements « Live » comprenant une centaine d’opéras complets et une quarantaine de concerts et de récitals.

En 1996, j’ai voulu offrir à Magda et à ses admirateurs une anthologie, sous forme de CD, des meilleurs moments de sa carrière. J’avais déjà mes enregistrements faits en salle, mais c’était loin d’être complet. Ayant fait part de mon projet à Magda, elle m’offrit gracieusement toutes les archives audio qu’elle possédait: de nombreuses radiodiffusions « live » faites en Italie par la RAI et d’autres faites en Hollande en collaboration avec le Concertgebouw d’Amsterdam. J’ai passé des milliers d’heures à les écouter et à faire le tri en préparation du projet. À l’écoute du premier CD de mon anthologie « Magda Olivero in Concert », sous étiquette FanClub, Magda me dit: « Maintenant, je peux comprendre le pourquoi de ces déchaînements de passion quand je chante. » C’était la première fois qu’elle entendait sa voix reproduite avec une telle qualité et une telle fidélité.

Pourquoi si peu d’enregistrements studio et tant d’enregistrements « Live »? D’abord, j’aimerais dire que les enregistrements faits en studio ne rendent pas justice à la voix de Magda Olivero car la technique qui lui a permis de chanter au-delà de ses imperfections est basée sur une maîtrise irréprochable du souffle soutenu par une forte musculature au niveau du diaphragme et par un judicieux contrôle des résonances et des harmoniques. Pour enregistrer favorablement la voix d’Olivero et pour que cette voix puisse vraiment s’épanouir et réaliser son plein potentiel, il lui faut l’acoustique d’une salle. Aussi il est impératif de placer les micros le plus loin possible de la source, comme au milieu de la salle. Si les micros sont trop rapprochés, comme c’est le cas dans les studios, la voix ne sera forcément pas à son avantage. Je parle d’expérience car, ayant en ma possession la plus importante collection d’enregistrements de Magda Olivero qui soit et étant celui qui l’a probablement le plus souvent enregistrée, je peux confirmer qu’après avoir étudié et analysé tous ses enregistrements, ce sont toujours ceux qui ont été réalisés en salle qui rendent vraiment justice à sa voix. Mais encore là, comme elle le disait elle-même, la voix n’y est que pour 40 pour cent. Pour réellement vivre l’expérience Olivero et bénéficier de l’autre 60 pour cent, il fallait la voir sur scène vivre et nous faire vivre le personnage avec toute l’intensité de son jeu dramatique.

Cette passion pour le chant et le théâtre qu’elle a su partager durant 60 ans de carrière, Magda la partagera une dernière fois en 2009. Toujours à l’écoute de cette voix intérieure qui cette fois lui murmure: « Tu dois chanter Paolo datemi pace! » de l’opéra Francesca da Rimini.

À 99 ans, devant les caméras de télévision, elle offe un ultime et émouvant témoignage d’amour et de paix.

Magda Olivero s’est éteinte à Milan, le 8 septembre 2014, à l’âge de 104 ans.

1Eleonora Duse, dite: Duse, une grande comédienne italienne, rivale de Sarah Bernhardt
Elle est considérée comme l’une des plus grandes
actrices de son temps.

Pour ceux qui seraient intéressés à entendre Magda Olivero dans des airs d’opéra, tapez sur Google: YouTube, The Magda Olivero Archives, 1969 San Jacopino Concert.

Lisez la 1e partie: Magda, légende de l’opéra

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